La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Julie Brochen et l’éducation artistique / Pour des artistes photophores

Julie Brochen et l’éducation artistique / Pour des artistes photophores - Critique sortie Théâtre
© Sarah Robine

Entretien Julie Brochen
Débat et réflexions / Education artistique

Publié le 13 juillet 2020 - N° 286

Julie Brochen joue et met en scène. Elle défend la conception d’un artiste photophore plutôt que pyromane, dont la nécessité politique n’a rien à voir avec l’usage social auquel on le réduit quand on lui confie un rôle qui n’est pas le sien.

Quelle différence entre un artiste et un animateur ?

Julie Brochen : Cette différence est d’autant plus préoccupante aujourd’hui qu’on ne la fait plus ! A force de penser que la culture est un secteur économique à gérer, on lui attribue un rôle qui n’est pas le sien. Je ne veux pas dire que l’artiste n’a rien à faire dans la société ; au contraire, je crois qu’il doit occuper une place centrale dans une société qui se respecte et qui va bien. Mais cette centralité est symbolique plutôt que physique, philosophique plutôt que sociale : l’artiste est celui qui apporte l’altérité dont la société a besoin et qu’elle abîme en en faisant son serviteur. Lui donner une nécessité et une reconnaissance sociales ne consiste pas à le confondre avec un animateur utile. Je crois que la culture est indispensable à la société justement pour rappeler au public qu’il n’existe pas seulement des rapports marchands entre les êtres. Contre la marchandisation, l’artiste affirme sa dignité par son indépendance et son autonomie : la société a justement besoin de ce miroir pour affirmer cette possibilité d’autonomie dont chaque spectateur peut s’emparer. Pour prendre encore une autre image, je crois que l’artiste est comme un poumon nécessaire qui aide les autres à mieux respirer. Contre les systèmes de pensée fondés sur la peur dans lesquels on essaie de nous enfermer un peu plus chaque jour, l’artiste est celui qui montre que l’on peut choisir son propre souffle. Contre l’asphyxie que provoque la crainte au souffle court, l’artiste réaffirme la nécessité de réfléchir sans entrave.

« L’artiste est la contestation ; il n’en est pas le serviteur. La contestation qui est la sienne est philosophique avant d’être politique. »

L’artiste est-il celui qui souffle sur les braises ?

J.B. : Il est certain que l’artiste n’est pas là pour apaiser les conflits. Il est au contraire porteur d’une contradiction nécessaire à la société. Or, dans une société où la gestion administrative l’emporte, où le risque est toujours pensé comme un danger, où la peur, encore une fois, interdit qu’on en prenne, la contradiction devient impossible. Mais entendons-nous : il ne s’agit pas de faire de l’artiste le porte-voix de la contestation politique. L’artiste est la contestation ; il n’en est pas le serviteur. Pour dire les choses encore autrement, la contestation qui est la sienne est philosophique avant d’être politique. Mais ce qui est certain, c’est qu’une politique qui se ferme à cette contestation philosophique devient vaine voire tyrannique. Le but de l’art, le rôle de l’art – l’essence de l’art, disons plutôt – n’est pas plus de déranger que d’arranger : il permet à chacun d’exister en tant qu’individu, de s’affirmer comme individu dans le collectif. Si l’éducation artistique commence un jour (il faut lutter pour qu’elle commence le plus tôt possible), elle ne se termine jamais. Je crois à ce mot de Brecht qui disait qu’on apprend ensemble dans une représentation théâtrale. Dans ses pièces didactiques, il ne donne pas de leçon à une assemblée. Ceux qui jouent et ceux qui regardent apprennent ensemble quelque chose. On est ensemble, on habite ensemble, on chemine ensemble, chacun avec ses outils, ses ressources, ses questions : c’est en cela que l’art est société.

L’art est donc à la fois société et autre que la société.  Comment comprendre ce paradoxe ?

J.B. : Parce qu’on a également besoin de l’intime et du public ; parce que le privé et le collectif sont également nécessaires. L’art, comme apprentissage de l’altérité, permet à chacun d’affirmer ses propres désirs mais offre en même temps l’expérience du collectif. On devient soi, c’est-à-dire autre que les autres, avec les autres. La compréhension de ce paradoxe permet donc d’échapper à la contradiction infiniment plus grave du repli sur soi. Perdre le goût de l’échange, de la mixité, des couleurs et de l’autre comme occasion de richesse absolue, c’est, encore une fois, manquer d’air. La dignité politique consiste à comprendre ce que nous dit l’art : être ensemble avec l’autre plutôt que seul avec soi. Voilà ce qu’il y a de tellement intéressant dans l’éducation artistique et culturelle quand elle se veut élitaire et populaire à la fois, et quand elle allie la pratique, qui suppose la rencontre avec l’autre, à la construction de la personnalité. Je crois totalement à ça, comme je crois que l’intelligence est toujours aiguisée par l’émotion et la théorie nourrie par la pratique.

L’éducation artistique est donc indispensable ?

J.B. : Bien sûr qu’elle l’est, mais il ne suffit pas de le dire, il faut s’en donner les moyens ! Pourquoi libérer du temps pour faire des ateliers et ne pas donner aux intermittents du spectacle qui le souhaitent la possibilité d’être correctement payés pour le faire ? Pourquoi confier ces ateliers à des animateurs mal formés et mal payés ? Pourquoi ne pas faire des artistes une ressource inépuisable ? Et je pèse mes mots : ressource inépuisable, cela ne veut pas dire serviteur corvéable ! Dans nombre d’écoles, les temps qui sont supposés être ceux de la pratique artistique sont comme une étude sans études où l’on s’ennuie pendant que le temps passe. Garder les enfants ne suffit pas à les éduquer ! Débloquons les budgets si on veut une éducation à la hauteur de l’ambition qu’avait encore la France il y a peu. Cessons, encore et toujours, de gérer ; cessons de toujours vouloir faire des économies… Le démantèlement de tout le service public nous a conduits récemment dans une situation d’urgence absolue. Sauvons l’hôpital public, l’école publique et la culture si on veut échapper à la maladie sociale, à l’asphyxie, au ternissement par les gestionnaires. Que l’accès à l’art soit offert à tous par une politique réfléchie qui place les artistes à l’origine du mouvement et pas comme le pansement d’après la chute… Comme le disait Jack Ralite, il suffit d’une fois, d’une œuvre, d’une rencontre pour changer la vie de quelqu’un, pour qu’il se mette à imaginer et à rêver. Encore faut-il permettre cette rencontre !

Propos recueillis par Catherine Robert

Entretien réalisé dans le cadre de la publication du Carnet n°8 de L’Anthropologie pour tous, intitulé Pour une école des arts et de la culture. A paraître en septembre 2020. oLo Collection Site : www.anthropologiepourtous.com

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