La formation théâtrale en France
Avancer vers la vraie liberté créatrice
Metteur en scène majeur de la scène russe, responsable pédagogique du
département de recherche et de formation à la mise en scène de l’ENSATT, Anatoli
Vassiliev s’engage pour une formation théâtrale permettant « la croissance
organique et progressive de l’élève ».
Votre carrière internationale vous a mené dans la plupart des pays
occidentaux. Quel regard portez-vous sur les spécificités de la formation
théâtrale en France ?
Anatoli Vassiliev : Je me risquerais à dire qu’il y a quelques traits
communs partagés par la plupart des écoles théâtrales occidentales. Celles-ci
admettent généralement que le travail de l’acteur ou du metteur en scène est
complètement prédéterminé par son don naturel, que l’on ne peut rien apprendre à
part quelques détails superflus, que tout est subordonné au talent, que l’on ne
peut que tenter de révéler et de développer ce noyau initial. Mais si tout
existe déjà, la seule possibilité qui reste est d’essayer de superposer ou de
rajouter quelques moyens techniques supplémentaires, quelques « trucs »
spécifiques’ Autrement dit, toute la formation est alors conçue comme une
succession de petits stages, très diversifiés et très hétérogènes, envisagés en
fonction des facultés des enseignants disponibles.
Qu?est-ce qui fait principalement défaut à ce système ?
A. V. : La cohérence intérieure du cursus, la vraie croissance organique
et progressive de l’élève. Bien sûr, il existe des centres de formation
théâtrale organisés différemment, mais je parle surtout ici des écoles
institutionnelles, qui ne prennent généralement pas en compte le côté créatif de
la formation, le processus vivant de l’apprentissage.
« Jouer, en tant qu’acte vivant, dépasse n?importe quel objet artistique
accompli et achevé. »
Dans ce paysage « occidental », la formation théâtrale française ne
possède-t-elle pas de particularisme ?
A. V. : Si. Il y a, à mon avis, un point caractéristique à la
France, c’est le fétichisme du texte. Le texte est ici la seule « bête sacrée »
à laquelle on ne puisse jamais toucher, le seul centre autour duquel on continue
de tourner en rond’ Roland Barthes disait : « Ecrire est un acte qui dépasse
l’?uvre ». De la même façon, je pense que jouer, en tant qu’acte vivant,
dépasse n?importe quel objet artistique accompli et achevé. Si l’on commence par
vénérer le texte littéraire – forcément figé en tant qu’?uvre écrite – ainsi que
ce point obscur, voire mystérieux, qu’est le don naturel – lui aussi figé car
inné -, on ne peut plus avancer vers la vraie liberté créatrice, on n?arrive
plus à croire en cette capacité qu’a l’élève de se transformer radicalement
pendant ses années d’études.
Quels sont les points fondamentaux que devrait prendre en compte tout cursus
de formation théâtrale ?
A. V. : Pour moi, la chose indispensable est la présence du même maître
pendant toutes les années de formation. Quelqu’un qui puisse guider ses élèves,
les provoquer sans cesse pour les pousser vers l’état très exposé et très
fragile de la création. Bien sûr, tout cela en relation avec des pratiques plus
spécifiques – l’improvisation, le mouvement et la parole scéniques, l’histoire
du théâtre, la danse? – qui, à l’inverse de ce qui se passe dans le système
français, doivent selon moi être subordonnées à l’activité fondamentale et
généraliste, comme différentes branches qui pousseraient à partir du tronc d’un
même arbre vivant.
La pédagogie théâtrale fait-elle, de votre point de vue, partie intégrante du
métier de metteur en scène ?
A. V. : Absolument. Je pense que traiter le comédien comme une
marionnette servant à réaliser les visions précieuses du metteur en scène ne
mène nulle part. D’un autre côté, je ne crois pas à toutes les paroles pompeuses
au sujet de la « créativité partagée », de la « quête collective » menée avec
les comédiens. Selon moi, le metteur en scène est plutôt un « méta créateur »,
c’est-à-dire quelqu’un qui sait plier et modeler les impulsions artistiques des
autres. Imaginez : créer son propre dessin, ses propres images à partir des
volontés libres d’autres créateurs authentiques ; inventer un monde entier, non
à partir d’éléments et d’objets figés, déjà créés, mais à partir de l’âme et des
élans secrets, cachés, de créatures animées. On doit alors savoir comment
tricher, comment toucher au vif, comment blesser péniblement sans nuire. Chaque
fois, on revient inévitablement à la relation fondamentale entre le maître et
son disciple. Et cette relation ne se limite pas à tracer une ligne avec un
crayon coloré mais bien à savoir pousser un être humain vers l’impulsion parfois
nécessaire de dessiner cette ligne dans l’espace avec tout le sang de son c’ur.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat (traduction Natacha Isaeva)