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Sarah Lenka : la voie des femmes

Sarah Lenka : la voie des femmes - Critique sortie

Publié le 21 janvier 2024 - N° 318

Marquée par Billie Holiday et Bessie Smith, la chanteuse Sarah Lenka explore les silences de sa propre histoire familiale, dans un registre folk épuré qui cherche à raviver ses origines juives algériennes.

Il lui a fallu passer par le chant d’autres femmes pour trouver le sien. Emprunter des paroles écrites ou interprétées par d’autres avant de sentir que le moment était venu de mettre ses mots et ses notes sur sa propre histoire. Débuté par une relecture de classiques de Billie Holiday en 2008, avec un album dont le titre prenait déjà la forme d’une question (« Am I Blue »), le chemin de Sarah Lenka est passé par une autre grande voix noire américaine, celle de Bessie Smith, la reine du blues, dans le disque « I Don’t Dress Fine », avant de se rapprocher de chansons plus anonymes, de traditionnels blues, folk ou gospel, qui parlaient, au fond, encore et toujours de la même chose : la condition des femmes, et la manière dont le chant peut servir à la transmettre et à la dépasser. Son album « Women’s Legacy » sorti en 2019, revisité sous la forme d’un EP intitulé « Mahala » trois ans plus tard après la parenthèse du Covid, contenait ainsi un bouquet de chansons que Sarah Lenka empruntait avant tout à un répertoire d’origine africaine-américaine pour parler des sentiments universels que sont la solitude, le besoin de liberté, l’émancipation, les amours difficiles, et explorer le pouvoir thaumaturge du chant.

Une folk épurée

Pour celle qui a choisi le jazz comme une porte d’entrée dans la musique après des études de design, la musique est devenue une planche de salut. Avec détermination et patience, Sarah Lenka a apprivoisé le chant comme un espace où exorciser ses maux et, littéralement, trouver sa voix. Alors que chez elle, en privé, la modestie semble le disputer à la discrétion, elle dévoile sur scène un tempérament de feu, habitant totalement les textes, entrainant le public dans son univers dont elle aime, de manière très touchante, partager le sens. Depuis quelques années, son registre s’est éloigné du jazz pour aller vers une folk plus épurée, sensiblement portée par des guitares et des percussions. Elle aime cette idée d’une musique très acoustique, « qu’on peut faire n’importe où, comme si on était dans un salon », avec des manières quasi nomades, et la partager en petit groupe, comme une communauté soudée autour du timbre légèrement éraillé de sa voix.

L’effet miroir de la chanson

Dans quelques mois, elle publiera un nouvel album, dont elle peaufine actuellement le mix. « Grande première », dit-elle, le répertoire de celui-ci sera entièrement de sa plume, textes et musique. C’est qu’avec le temps, tous ces chants de femme qu’elle a longtemps interprétés ont eu sur elle « un effet miroir de [sa] propre histoire » et l’ont incitée à interroger le « grand silence » de son héritage familial. Ses chansons sont celles d’une « enfant d’exilés », issue d’une famille juive qui a quitté l’Algérie après l’indépendance, en laissant derrière elle toute son histoire et qui a choisi, arrivée en France, d’emmurer ses souvenirs dans l’oubli des langues et des traditions. Longtemps Sarah Lenka n’a rien su de ses aïeux et aïeules qui ont vécu en Afrique du Nord. Rien appris de leurs danses, de leurs coutumes, de leurs rythmes, étouffés sous le sentiment d’exil, plombés par un départ sans espoir de retour vécu comme une tragédie. Dernièrement, elle a cherché à exhumer une partie de cette mémoire occultée. Mené une enquête intrafamiliale pour mieux connaitre cette origine tue, et en conjurer l’absence par la musique. « Dans ma famille, il n’y a eu aucune transmission, c’était vraiment le flou : quelques photos en noir et blanc, quelques bribes de souvenirs, et guère plus. On n’en parlait pas. »

Exhumer une mémoire muette

Ses collaborations avec la flutiste Naïssam Jalal et la pianiste Macha Gharibian, dont les destinées familiales sont aussi marquées par l’exil, ont encouragé Sarah Lenka à faire de la musique un véhicule pour interroger cette mémoire muette. Avec Taofik Farah, guitariste d’origine marocaine qui l’accompagne de longue date, et le batteur Raphaël Chassin, qui a assuré la direction artistique, elle est allée « naturellement vers quelque chose avec beaucoup de voix et de percussions, sur des rythmes qui me venaient tout seuls, très naturellement, comme s’ils avaient toujours fait partie de moi ». Aux côtés de ses propres chansons, elle qui entendait ses grands-mères parler arabe entre elles mais n’a jamais appris à parler cette langue reprend aussi Lamma-bada, une chanson qui remonte à l’ère arabo-andalouse. Elle a choisi de donner à son album le titre de « Isha », de ce mot hébreu qui désigne la femme, manière pour elle de signifier qu’en faisant retour sur ses propres racines, elle a « l’impression d’avoir fait une boucle ». Le disque est attendu pour l’automne. On ne doute pas que les concerts qui l’accompagneront seront, pour elle comme pour son public, riches en émotions.

Vincent Bessières

A propos de l'événement

Sarah Lenka


Isha, nouvel album, automne 2024

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