SCEAUX JAZZ !
Une saison à Sceaux ne serait pas complète [...]
Focus -213-Les Gémeaux ~ Scène Nationale
Le jeune et enthousiasmant directeur de la compagnie La Piccola Familia, Thomas Jolly, ose un geste théâtral unique : rassembler ces trois pièces où Shakespeare retrace, en quelques dix mille vers, une quinzaine d’actes et pas moins de cent cinquante personnages, le destin stupéfiant de cet enfant proclamé roi d’Angleterre au berceau, Henri VI. Son ambition est tout entière portée par le désir d’exalter la puissance populaire de l’art dramatique en réveillant son authentique force de frappe, celle d’un art né dans la cité pour la cité.
Comment est né le projet de mettre en scène cette œuvre monumentale ?
Thomas Jolly : La Piccola Familia existe depuis 2006. Elle est une troupe de travail avant d’être une compagnie. Je ne voudrais pas paraître pédant avec cette différence affichée. Il y va pour nous – le petit noyau dur, au total six acteurs et actrices à l’origine de la troupe – de quelque chose d’essentiel. Ce sont les projets que nous portons et sur lesquels nous travaillons qui nous fondent. Pas l’inverse. Ensemble nous avons monté Arlequin poli par l’amour de Marivaux, Toâ de Sacha Guitry, prix du public au festival Impatience au théâtre de l’Odéon en 2009, et Piscine (pas d’eau) de Mark Ravenhill en 2011. Trois auteurs, trois univers, trois spectacles qui ont eu une très belle vie. La crainte de devenir une machine à produire des spectacles plus ou moins formatés, plus ou moins attendus m’a saisi. L’idée de travailler sur Henri VI est née sur le fond de cette remise en cause de l’obligation au coup d’éclat permanent, lors de l’été 2009. Un été de désoeuvrement, de pauvreté et d’ennui à Rouen. La Pleiade venait de rééditer, dans une nouvelle traduction placée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, les drames dits « historiques » de William Shakespeare. J’avais déjà travaillé Henri VI au TNB. Je l’ai relu. Je me suis emballé.
La démesure de ce spectacle fleuve à contre-courant de la majorité des productions actuelles ne vous a-t-elle pas inquiété ? Sur quoi avez-vous pris appui ?
T-J : Evidemment, je me suis trouvé complètement fou avec cette envie – j’avais 27 ans. C’est peu dire que j’ai eu peur en réalisant l’énormité de l’entreprise. Et pourtant mon désir était si sincère, si fort, que je ne pouvais plus faire comme si l’idée ne m’était jamais venue. Il fallait que je me lance. Dans le fond, la coïncidence est manifeste entre ce projet et la conception que j’ai du théâtre. Lieu de pensée, d’éveil, de curiosité, d’épanouissement de l’intelligence par les sens, l’émotion, la beauté, la force du langage, il est aussi cet espace où jaillit la création, mu par l’espoir, le temps d’une représentation, de voir se rassembler tous les publics pour constituer une communauté éphémère. Soutenu par le Trident, Scène Nationale de Cherbourg-Octeville, nous avons commencé à travailler dans l’ombre, comme un exercice d’acteurs, un laboratoire et, petit à petit, ce travail de recherche a pris une ampleur que nous n’aurions pas su anticiper. Nous avons été portés par l’enthousiasme de nos premiers spectateurs. Entre janvier 2010 et septembre 2011, sur les trois représentations que nous avons données, nous avons affiné nos intentions et développé notre vocabulaire scénique à vue avec le public. Mon premier partenaire, c’est le public. C’est à lui que nous devons d’avoir pu continuer l’aventure. En janvier 2012, nous avons pu créer le premier épisode de ce cycle 1 qui sera montré cet hiver aux Gémeaux avec l’épisode 2. Et nous préparons le Cycle 2. Un nouvel Everest.
Vous dites : « Henri VI est l’intelligence qui devra triompher de la bêtise, l’audace qui devra combattre le découragement, la beauté qui devra terrasser la laideur ». Quels axes de mise en scène votre lecture induit-elle ?
T-J : Ma posture avec ce spectacle n’est pas différente de celle qui a toujours été la mienne : je suis là pour réaliser la traduction scénique de la volonté d’un auteur. Je me regarde comme celui qui va permettre à l’œuvre d’exister en trois dimensions. Je veille à ne jamais être auteur à la place de l’auteur. Il faut déchiffrer et ré-encoder en 3D. Avec Henri VI, c’est un vrai jeu de piste. L’enjeu : être dans une lisibilité absolue. Le foisonnement des thèmes et des personnages – chaque acteur, en tout dix-neuf, endosse plusieurs rôles – oblige à avoir recours à des conventions rigoureuses passées avec le public. Nous ne perdons jamais de vue qu’un spectateur perdu une minute est un spectateur perdu à jamais. Les codes sont posés pour servir au maximum de nos possibilités l’extraordinaire machinerie théâtrale et le formidable terrain de jeu que Shakespeare développe dans cette « saga » politique et poétique, mélangeant hardiment comédie et tragédie, réalité historique et fiction dramatique. Ecrite au XVIème siècle et relatant quasiment tout le XVème, cette œuvre donne à voir le lent basculement d’une époque, l’abandon de valeurs communautaires au profit de la genèse d’un monde individualisé, elle est installée au tournant de notre histoire. C’est précisément ce qui m’a fait venir à elle. Et aussi cette pensée de Victor Hugo que je fais mienne : « Il y a deux façons de passionner les foules au théâtre : par le grand et par le vrai ».
Propos recueillis par Marie-Emmanuelle Galfré
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