La quête inlassable des racines
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Après Qui a peur de Virginia Woolf ?, Mort d’un commis voyageur et Merlin ou La Terre dévastée, Dominique Pitoiset met en scène Cyrano de Bergerac avec, dans le rôle-titre, Philippe Torreton. Une création qui prend part à une saison 2012 / 2013 placée sous le signe des « rêveurs lucides ».
Qu’évoque, pour vous, la notion de « rêveurs lucides » sous laquelle vous avez choisi de placer cette saison ?
Dominique Pitoiset : Etre un rêveur lucide, c’est chercher à ne pas systématiquement faire s’opposer le rêve et la raison. C’est se situer dans ces états intermédiaires qui permettent de redéfinir la nécessité qui nous pousse à agir, qui nous pousse à créer, ces états qui permettent de remettre constamment en éveil ce qui fonde notre passion de l’engagement. Pour un directeur de théâtre, être un rêveur lucide, c’est avoir conscience qu’il faut se situer à la fois au poste de vigie et dans la soute. C’est être une sentinelle, un défricheur, un être fondamentalement vigilant.
Quels mouvements et quels choix cette notion implique-t-elle dans la ligne artistique du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (TnBA) ?
D. P. : Le TnBA a ceci de particulier qu’il s’agit non seulement d’un lieu de production, de création et de diffusion, mais également d’un lieu de formation. Ainsi, l’une des premières implications de la douce utopie à laquelle donnent corps les rêveurs lucides est l’attention que l’on doit porter aux poètes, aux formes émergentes, aux temps de la gestation puis de l’éclosion. Aujourd’hui, ce qui me passionne avant tout au théâtre, ce n’est pas seulement la qualité des présences ou des gestes, mais l’humanisme qui se dégage des artistes et de leurs propositions. Je constate chaque jour à quel point les athées issus des Lumières, communauté à laquelle j’appartiens, sont minoritaires dans le monde. Or le théâtre public ne doit pas, selon moi, être l’endroit d’un mysticisme narcissique… Je me situe résolument contre les mouvements réactionnaires qui traversent notre dramaturgie post-brechtienne. Je défends une idée forte de la citoyenneté, une tradition qui plonge ses racines directement dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot, pour ne citer que ces deux auteurs. Je crois qu’il faut savoir rester fâché, savoir ne pas se soumettre. Pour faire référence à mon personnage de cœur, Alceste, je crois qu’il faut savoir rester des atrabilaires amoureux.
« Cyrano questionne l’être à la fois dans son essence et dans ses pulsions. »
Comment est née l’idée de mettre en scène Cyrano de Bergerac avec Philippe Torreton ?
D. P. : Sur un quiproquo. Philippe et moi nous connaissons depuis très longtemps. Voilà des années que nous avons envie de travailler ensemble. Un jour, il m’a demandé de relire Cyrano. Et quand je l’ai rappelé pour lui parler de ma lecture, il m’a dit qu’il ne m’avait pas demandé de relire Cyrano, mais Figaro ! Nous nous sommes alors mis à parler de la pièce de Rostand et avons décidé de nous lancer ensemble dans cette aventure. Pourtant, je dois dire qu’avant de la relire, j’étais rempli d’a priori sur Cyrano. Cette pièce, avec ses duels, ses références, toutes les images qui lui collent à la peau, me paraissait très poussiéreuse.
Qu’est-ce qui a eu raison de ces a priori ?
D. P. : En relisant attentivement la pièce, je me suis aperçu que derrière cette impression de poussière, il y avait des choses réellement magnifiques, des choses jubilatoires. Car quel personnage que ce Cyrano ! Quel cousin d’Alceste, mon héros, dont j’ai déjà parlé ! Un cousin d’Alceste qui engage un pacte faustien. En la personne de Christian, Cyrano crée en effet un avatar dont il sera l’esprit, le souffle poétique, la voix… Mais ce pacte aboutira à la mort des deux protagonistes. Plus que d’éclairer la notion de panache, ce qui m’intéresse dans Cyrano de Bergerac, c’est de faire entendre une certaine forme d’esprit français : le « être seul mais libre », l’insoumission, le « non, merci ! », la revendication de l’endroit juste du chemin parcouru, le point de vue sur l’engagement…
Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans le personnage de Cyrano ?
D. P. : C’est qu’il questionne l’être à la fois dans son essence et dans ses pulsions. Cyrano a tous les symptômes du maniaco-dépressif, il fonctionne par ruptures et par cycles. Il manifeste, tour à tour, un appétit boulimique pour les mots, pour les paroles flamboyantes, pour les prises de risque, et une profonde mélancolie, une nature traversée par des humeurs sombres. Je trouve cette mélancolie absolument bouleversante. Je crois que mon amour pour Cyrano naît de cette grande solitude, et du défi que sa personnalité lance à la raison raisonnable.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
Du 20 février au 2 mars 2013.
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