La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -142-La situation faite au théâtre aujourd'hui

Définir le théâtre : entre histoire et expérience 

Définir le théâtre : entre histoire et expérience  - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 novembre 2006 - N° 142

Thierry Pariente : Dans le volume Le Théâtre et le Prince ? Un système fatigué, Robert Abirached propose la définition suivante […]

Thierry Pariente : Dans le volume Le Théâtre et le Prince ? Un système
fatigué
, Robert Abirached propose la définition suivante du théâtre. « Le
théâtre a gardé l’essentiel de son rayonnement non seulement parce que son
prestige est hérité d’une longue tradition, et qu’il jouit d’une sorte de rente
distinctive, mais parce qu’il exige des regards en état d’alerte. Disséminé à
travers la société tout entière, parfois dans de minuscules entreprises,
inlassablement mis en ?uvre par des servants exaltés, il achemine qui le désire
vers la pratique du jeu et de la fiction, ce qui le met au centre le plus
profond de la vie des hommes. »
Régis Debray, cette définition est-elle
aussi la vôtre ?

Régis Debray : C’est effectivement cela. Le théâtre est un rassemblement, une
communion dans le mensonge, en tout cas dans le masque, le masque étant ce qui
peut faire venir la vérité à jour. Vilar disait que le théâtre est un peu la
cérémonie des laïques. C’est effectivement une parenthèse dans la vie
quotidienne, un moment à part. Le théâtre est pour moi d’abord la parole jouée,
parole d’abord, jouée ensuite avec un corps, dans une allusion à quelque chose
qui n?est pas là. Pour résumer, je considère le théâtre comme quelque chose de
liturgique, de collectif, qui a à voir avec l’imaginaire, la représentation, le
symbolique, ainsi qu’avec le corps et l’incarnation.

T P : Robert Abirached, comment réagissez-vous à cette belle formule
poétique de Régis Debray, extraite du livre Sur le pont d’Avignon : « Le
théâtre qui jette ses pépites au vent et confie ses archives à notre mémoire,
n?a que ses témoins d’un jour, fussent-ils sans qualité, pour léguer son or aux
inconnus qui arrivent. »

RA : Régis Debray évoque la manière dont le théâtre est reçu, donné,
enregistré pour ainsi dire par ceux qui sont assemblés. Je crois que sa
définition est plus l’expérience d’une rencontre avec le théâtre, alors que je
sens de plus en plus que le théâtre peut disparaître en tant que cérémonie d’une
société, déjà il s’est affaibli, fissuré. Cependant il demeure une attitude
constitutive de la personnalité des hommes, de la même façon que le rêve. Il y a
dans le jeu théâtral quelque chose de très profond qui est de se prendre pour un
autre tout en sachant qu’on n?est pas un autre, qui se déploie dans l’ordre du
symbolique tout en étant enraciné dans le monde. Qu?on le veuille ou non, le
théâtre conserve une capacité d’intervention sur le réel à travers le jeu de ses
figures, par sa manière inimitable de croiser plusieurs lectures du monde et de
mobiliser les capacités imaginatives et corporelles des individus.

Théâtre et littérature : une rupture à la française

Régis Debray : Depuis trente ou quarante ans, on constate un phénomène majeur
et très français, une certaine coupure entre le monde du théâtre et celui de la
littérature. Jusqu’au vingtième siècle le théâtre était le lieu où les débats
d’idées cristallisaient. Puis quelque chose a isolé les deux mondes. Est-ce la
promotion et bientôt la suprématie du metteur en scène qui a écarté le texte en
en faisant un prétexte, un événement dramatique et scénique qui a absorbé la
chose littéraire elle-même ? Est-ce l’indifférence des éditeurs ? Car c’est une
chose très troublante, le théâtre a du mal à trouver des éditeurs non
spécialisés, ce qui était impensable dans les années cinquante et soixante. Les
pièces de théâtre ne font pas l’objet de critiques dans les journaux, sauf quand
elles sont représentées, et dans ce cas, on parle beaucoup plus de l’acte
scénique que du texte. Je veux rappeler à cet égard que Michel Vinaver a écrit
un rapport où il fait un certain nombre de propositions pour réparer cette chose
extraordinaire qui est la mise à l’écart du texte théâtral en tant que tel.
Contrairement à un cliché, je pense qu’il y a de très bons auteurs
contemporains, tel Vinaver, qui parlent d’aujourd’hui, où les faits sont
sublimés et transcendés par la symbolisation.

Un théâtre décentré de la société

RA Progressivement le théâtre a perdu sa place centrale dans la société.
Jusqu’en 1960, il occupait cette place, il n?y avait pas d’écrivain qui ne
voulait pas faire de théâtre, Sartre, Camus, Mauriac, Roblès, Montherlant ont
écrit du théâtre. C’était une entrée par la grande porte à la fois dans le monde
de la littérature et de la pensée, au c’ur du conflit fondamental de l’homme
avec sa condition. Jean Vilar a développé une chose qui a été à la base de tout
le développement du théâtre comme trésor national qui parlait aux foules. Du
point de vue de l’expression de la pensée et du rêve, il faut que cet univers ne
soit pas cadenassé sur lui-même, ne soit pas à usage exclusif des lettrés et des
bourgeois. Chacun s’est mis progressivement à se replier sur sa propre personne,
quelque chose s’est rompu dans le théâtre, qui l’a en tout cas décentré de la
société. Ce sont des choses qui ne se calculent pas. Elles se font ou elles ne
se font pas, et cela n?a aucun sens d’accuser l’Histoire. A partir du moment où
le théâtre n?est plus apparu comme utile à la société, je vais oser le mot même
si on me le reproche, tout projet du théâtre public s’est trouvé mis en danger.
A mesure que le débat politique et social s’anémiait et que les principales
utopies inscrites jusqu’ici à l’horizon de l’histoire se délitaient l’une après
l’autre, le théâtre subventionné a achevé de rompre avec la tradition qui
l’avait fondé et qui parlait de public populaire, d’égalité culturelle, de
pédagogie, d’engagement, de civisme et d’éthique.

Le théâtre et l’Etat : la nécessité de la pensée

RA Rappelons que si l’Etat aide le théâtre et fait de la constitution d’un
réseau théâtral un enjeu, ce n?est pas pour jouer aux billes. La République
considère les hommes de théâtre comme des hommes de mission. Cette mission s’est
étendue, avec des crises graves, mais la notion même de service public dont on
s’est gargarisé a été secouée sur ses bases. L’embellie que je décris dans le
premier tome du Théâtre et du Prince correspond à l’arrivée d’une équipe
ministérielle avec Jack Lang comme ministre qui a eu les moyens et la volonté de
transformer profondément les choses. Il y a effectivement eu embellie puisque le
théâtre public était en train de crever ! Et sans volonté de l’Etat, il ne se
passe rien. L’écueil actuel de l’absence de pensée du théâtre dans une
administration est accablant. Je ne comprends pas quelle logique préside aux
décisions. Veut-on faire un théâtre purement élitaire ?

RD Faire des spectacles est une chose et faire des spectateurs en est une
autre, ce qui interpelle aussi le rôle du ministère de l’Education. Le théâtre
permet un recul par rapport à l’immédiat et donc de le comprendre, de l’encoder
et le maîtriser.

Théâtre et vie politique : la perte d’une communion

TP Vous évoquez 1956, date de votre première rencontre avec le festival
d’Avignon, comme une année idéale. Ce n?était pourtant pas l’embellie absolue !

Régis Debray  « Si le théâtre n?est plus au centre de la vie civique,
c’est peut-être parce que le civisme n?est plus au centre de la cité. »

RD Je vois derrière votre allusion un reproche de passéisme. Or le passéisme,
c’est le moteur des révolutionnaires. Ils ont toujours une légende dorée dans la
tête qu’ils essaient de rattraper. Ne me dites pas que toute allusion au passé
est la preuve d’une moisissure nostalgique et chauvine. Je sais bien que 1956
n?était pas une panacée, on pourrait même soutenir qu’il y a aujourd’hui plus de
salles et de spectateurs. Mais je reviens à la question politique, essentielle.
J’aime beaucoup ces mots de Firmin Gémier, cités dans son livre par Robert Abirached : « Le théâtre est régi par l’esprit public beaucoup plus qu’il ne
le régit. 
» On ne peut pas faire du théâtre un bouc émissaire, le théâtre
est un analyseur d’un état social et politique donné, et si le théâtre n?est
plus au centre de la vie civique, c’est peut-être parce que le civisme n?est
plus au centre de la cité, parce que notre rapport à la chose publique a
fondamentalement changé. Depuis quand ? On pourrait parler de l’apparition de la
télévision. On peut aussi s’attacher à un symptôme : tant que la politique était
parlementaire, elle avait lieu à l’Assemblée, avec de grands rhéteurs. Quand
vous prenez le journal officiel des années 1900 à 1910, vous constatez que les
députés discutent deux jours pleins sur le théâtre. Blum a été critique
dramatique pendant quinze ans. Jaurès aussi a été critique. Cela a continué
jusqu’à Malraux, notamment lors du dernier grand débat parlementaire du 26
octobre 1966 à propos des Paravents de Genet.

La dynamique collective rétrécie

Et puis il y avait le Parti communiste, fondamental. Je suis de ceux qui
déplorent la fin du communisme, c’est le mouvement ouvrier organisé qui a amené
pendant très longtemps au théâtre les ouvriers cultivés et les employés, il en
reste quelque chose avec les théâtres de banlieue. Mais le Parti Communiste a
fondu. Tout ce qui drainait non seulement un public mais aussi des clubs de
discussion, un véritable débat autour du théâtre a disparu. Cet aspect
collectif, communiel a laissé place à un milieu clos, très culturel ou cultureux,
très intellectuel, un peu narcissique. On a privé les salles d’un oxygène qui
venait de l’extérieur. Au-delà d’une question purement partitaire, je pense
qu’on touche là à quelque chose de profond. La notion de peuple, c’est-à-dire
l’idée d’une population unifiée par une symbolique partagée, a éclaté depuis
trente ans.

Robert Abirached « La rupture de 1968 aboutit d’abord à la revendication
du tout politique, puis paradoxalement à la revanche du « moi-je ». 
»

RA Je tiens aussi à cette thématique, je voudrais seulement préciser un peu
les choses. En 1956, ce n?est pas encore joué. Bientôt va advenir la grande
crise à la fois littéraire et sociale, qui met en question la notion de culture
et toute la tradition. Dans l’univers théâtral de la première décentralisation,
les metteurs en scène se contentaient d’être régisseurs, Vilar le disait avec
une pointe de coquetterie, pour marquer sa subordination au texte et au public.
Puis arrivent les grands voyous américains, le Living Theatre, l’Open Theatre,
et Grotowski qui dans un ton plus mystique travaille sur le corps, et met en
question la fonction traditionnelle de la littérature au théâtre. La rupture de
1968 aboutit d’abord à la revendication du tout politique, puis paradoxalement à
la revanche du « moi-je ».

RD N?oublions pas que c’est une révolution anti-autoritaire et que dans
autorité il y a le mot auteur.

RA « Vous ne pouvez plus parler d’un tout symbolique à transmettre.
C’est la crise de la jeunesse qui se retrouve au théâtre. »

RA Et les auteurs sont alors présentés de haut. Je vais lire le texte de
Régis car il exprime ce que je pense. « IL y avait du symbolique en 1956, parce
qu’il existait un fond commun de savoirs et de mythes, un socle, un canon
implicite de représentations collectives – plus ou moins identifiable par tous (
et pas seulement par la bourgeoisie cultivée, un mineur et un postier pouvaient
s’en faire une certaine idée ). Ce fonds sonore et consonant tenait au maintien
d’une continuité entre passé et présent, entre l’histoire et l’événement, entre
Molière et Boris Vian, dont la rupture nous a été bel et bien signifiée. Cette
continuité cumulative et chronologique avait pour traduction la continuité entre
la culture scolaire et la culture universitaire, la seconde venant en
couronnement de la première, sans cassure entre les deux. » J’ajouterai qu’a eu
lieu une déchristianisation foudroyante de rapidité. Cette rupture réelle s’est
accompagnée d’une multi-ethnicisation. On ne peut pas parler de non public, car
il y a des publics, par exemple un public qui suit un metteur en scène, où tout
est parfaitement identifié, et vous avez ailleurs naturellement des pratiques
culturelles qui se font sur le tas, un mélange. Vous ne pouvez plus parler d’un
tout symbolique à transmettre. C’est la crise de la jeunesse qui se retrouve au
théâtre. Et ce n?est pas une solution d’aller jouer Andromaque au bas des
Mureaux.

« On veut de la présence et on ne veut plus de la représentation. » RD


Crise de la représentation  : vers la fin du théâtre ?

RD Le mot de symbole a deux sens et l’union de ces deux sens est
fondamentale. Un symbole est d’abord quelque chose qui fait allusion à une
absence. Le symbolique métaphorise le réel immédiat, ce qui fait qu’on regarde
autre chose que ce qu’on a sous les yeux. Le symbolique a un deuxième sens,
c’est le contraire de diabolique, c’est ce qui rassemble, ce qui recouvre.
Autrement dit faire signe et faire peuple c’est la même chose. Faire signe,
c’est faire autre chose que de la photographie. Je crois que nous avons une
crise du signe, un problème qui ne dépend pas du théâtre. Pour aller vite, on
préfère l’incendie à l’illumination, la chose elle-même, le direct, la trace
plutôt que le signe arbitraire de la chose, allusif et décalé. Autrement dit on
veut de la présence et on ne veut plus de la représentation. Cet écrasement du
théâtre sur un effet de présence peut, comme le dit Robert Abirached, déboucher
sur la fin du théâtre. La chose elle-même, c’est la fin du théâtre.

La définition des critères d’appréciation, et le rire en pénitence

RD Je vais être un peu polémique. Une fois que le public cultivé est parti du
théâtre, qui fixe la norme ? Le journaliste? qui produit les critères
d’appréciation, dit ce qui est bien et ce qui n?est pas bien. Aujourd’hui pour
monter une pièce et avoir des subventions, il faut un pressbook, qui se trouve
sur la table du directeur de théâtre. L’art officiel ne vient plus d’en haut,
mais il est médiatique, produit par un petit groupe de gens qui se renvoient la
balle fort bien. Le système marche. On arrive donc à faire du théâtre pour 200
personnes. Lorsqu’on fait un théâtre un peu consensuel ou populaire, qui fait
rire, on est très mal jugé. C’est vulgaire, ce n?est pas du vrai théâtre pour
nous autres intellectuels. Or le cérémonial du théâtre n?exclut pas du tout le
rire. Pourquoi le rire a-t-il été mis en pénitence ? Parce que le peuple n?est
plus là. Le théâtre populaire est un théâtre comique, en témoignent la farce, la
sotie, la commedia dell’arte. Dans la mesure où le peuple s’est retiré, le
théâtre est devenu sérieux. Je voudrais citer un passage du livre de Robert
Abirached à ce sujet. «  On voit donc les années passant se renforcer dans
le théâtre public un certain esprit de sérieux et en tout cas une méfiance
grandissante envers le divertissement, l’un et l’autre justifiés au nom d’un
engagement scrupuleux au service de la mission attribuée par l’Etat. (?) Notons
enfin que la critique engagée aux côtés de la décentralisation était souvent
assez politisée pour ne guère encourager des entreprises qu’elle estimait
légères, et qu’elle taxait vite de frivolité, ou des ?uvres en apparence
gratuites, par la raison qu’elles pouvaient détourner les spectateurs de leurs
engagements et de leurs combats. » C’est assez rare de voir un homme de théâtre
et un intellectuel oser défendre le rire.

RA Cela m’a valu quelques observations’

L’avenir du théâtre

RD Paradoxalement à travers sa crise actuelle, le théâtre a beaucoup
d’avenir, pour une raison simple, c’est que plus le monde va devenir virtuel,
abstrait et mécanisé, plus on aura besoin de présence réelle, d’incarnation.
Plus les gens seront seuls, plus on aura besoin de se rassembler dans une salle
pour s’échapper ensemble vers un point idéal, fabuleux. Je crois que c’est
l’archaïsme du théâtre, tel qu’il était il y a 3000 ans, qui le rend futuriste.

 

RA Les choses peuvent changer, elles sont en train de changer. Je suis très
frappé par le fait que les nouvelles générations de trentenaires ont une autre
attitude. J’ai rencontré deux de mes anciennes élèves du conservatoire faisant
la queue devant la prison de Fresnes, pour participer à une action théâtrale. On
ne se dirige alors plus vers le théâtre comme lieu de gloire et de paillettes
mais, du moins pendant une partie des activités, comme lieu d’engagement
artistique. J’ai vu aussi dans des lycées défavorisés des élèves qui retrouvent
le sens de la dignité et de la discipline. Il faudrait borner ces initiatives
pour rendre le théâtre plus présent dans la société. Nous avons obtenu du
ministre que soient inscrites 120 heures d’enseignement au titre de ce que
doivent les intermittents du spectacle. Il serait intéressant d’en reparler de
façon plus systématique. Ou bien le théâtre meurt, devenant une sorte de petite
galipette bourgeoise, qui peut produire ses propres chefs-d’?uvre. Ou il reprend
une place réelle dans la société et se sert de ses aptitudes à la
représentation, essentielles.

A propos de l'événement



Les Lundis du CNL :
Chaque dernier lundi du mois, le Centre national du livre invite un auteur de renom qui a carte blanche pour orchestrer « sa » soirée. Après Mona Ozouf, Marcel Gauchet, Daniel Rondeau, Régis Debray et Robert Abirached,  le CNL recevra Anna Moï avec Richard Berry, Angelo Rinaldi, Claude Durand puis François Weyergans.

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