Trois Soeurs
Après La Mouette et Oncle Vania, Christian [...]
Gilles Bouillon retrouve Frédéric Cherboeuf pour un Dom Juan taraudé par le temps, sorte d’homme pressé pris dans la spirale d’un désir effréné fasciné par la mort. Une belle mise en scène, à la fois joyeuse et triste.
Post coïtum animal triste : pour conserver la vigueur de l’élan vital, chaque coït doit être suivi de la promesse du suivant, afin que le désir se maintienne au-delà du plaisir qui l’anéantit. Si l’on s’en tient à cette lecture, Dom Juan est celui qui résiste au néant, répétant dans chaque petite mort la scène finale du face-à-face impossible. Le Dom Juan de Gilles Bouillon est plus complexe que cela : loin d’être seulement le libertin métaphysique multipliant les provocations pour prouver que la transcendance n’existe pas, il est presque un romantique avant l’heure, d’emblée certain de perdre son combat insolent. Au début du spectacle, Fréderic Cherboeuf apparaît, cigarette au bec, au milieu de la troupe pétunant, pendant que Sganarelle fait l’éloge du tabac. Provocation évidente, surtout en ces temps où la tabagie mortifère n’a plus guère cours sur les scènes de théâtre, mais rappel également de ce que c’est que fumer : arracher du temps au temps, pendant les quelques minutes de ce suicide à retardement. Paradoxalement, on fume pour respirer, et le Dom Juan de Gilles Bouillon paraît avoir besoin de cette récréation avant la course folle qui l’attend. La figure que lui offre Frédéric Cherboeuf est d’autant plus poignante qu’elle est faite d’une fragilité quasi enfantine : ce Dom Juan semble un de ces débiles enfants du siècle qui aimerait croire à l’amour, au milieu des phoques informes et fangeux, un danseur de corde comme Octave, pitoyable et tristement flamboyant.
Rythme effréné
Gilles Bouillon choisit d’aménager le théâtre dans le théâtre ; il installe sur scène une coiffeuse, devant laquelle Dom Juan se grime et se vêt, partant en campagne comme le comédien entre en scène, perruque sur le crâne et peur au ventre. La scénographie ingénieuse de Nathalie Holt offre la possibilité de rapides changements de décor qui accroissent l’impression d’un rythme effréné. Dom Juan est toujours en avance, vivante illustration du vers de René Char : « Etre du bond. N’être pas du festin, son épilogue. » Il est déjà en coulisse au moment de l’ultime humiliation du Pauvre ; il est déjà Tartuffe dans la scène de la fausse contrition avec son père ; il est déjà las d’un presque retour de flamme en revoyant Elvire ; ni le corps offert des paysannes, ni le défilé des mets du souper ne le retiennent. Ce Dom Juan est déjà parti vers d’autres aventures, d’autres duels et d’autres conquêtes : « comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes », toujours plus loin, hors des sentiers battus et des territoires arpentés. Alors – comment n’y pas penser ? – on se souvient que Gilles Bouillon signe ici sa dernière mise en scène au Nouvel Olympia, ce théâtre qu’il a animé avec fougue et passion, soutenu par une équipe intelligente et chaleureuse, qui a toujours su concilier le plaisir du festin et la force du bond. A la fin du spectacle, Frédéric Cherboeuf revient de l’enfer où la statue de pierre a entraîné Dom Juan, s’installe à cour et allume une cigarette : une pause pour la respiration, et tout peut recommencer. Pour Dom Juan, pour les acteurs, pour Gilles Bouillon et les siens, il y a d’autres mondes à explorer et d’autres désirs de théâtre à assouvir.
Catherine Robert
Après La Mouette et Oncle Vania, Christian [...]