La Dernière Neige
Pour l’ouverture au public de la nouvelle [...]
Laurence Février met en scène une pièce méconnue de Marguerite Duras, où des rescapés humains diminués interrogent un réel insaisissable. Un travail d’appropriation de la langue solide et précis.
Une sorte de no man’s land sans repères, uniforme, nu et vide mis à part quelques sacs indéterminés et empilés au milieu (une bonne idée de scénographie), un espace couleur sable d’après la catastrophe, après « le grand bouleversement », « fission quatre », qui a tout détruit du monde jusqu’à la mémoire et la langue habituelle. Une ouverture en forme de meurtrière, mais pas d’extérieur dans ce reliquat de monde qui a perdu sa vie d’avant. Ne subsistent que deux femmes sans nom. Et un guerrier agonisant, le dernier sans doute, jeune, venu du « désert à guerre ». « Elles sont innocentes, insolentes, tendres et gaies, sans amertume, sans malice, sans amabilité, sans intelligence, sans bêtise, sans références. » précise dans la didascalie inaugurale Duras, dont cette pièce, méconnue et à part dans son œuvre, n’a quasiment jamais été montée. Les deux femmes n’existent ici que par leur parole, leurs mots fusent par courtes phrases qui se répètent en leitmotivs, elles interrogent un réel délétère, invoquent d’autres personnes qui seraient aux commandes, elles ne savent que faire ou quoi penser de ce guerrier, il ne leur reste que les mots, et encore. « On sait plus rien : ça on sait. »
Figures clownesques
C’est une sorte d’univers beckettien mais dans une langue différente, plus bavarde, qu’il faut “dompter“ par un ton juste. Un énorme défi pour un acteur ! Les deux femmes, interprétées par Laurence Février et Martine Logier, sont des figures clownesques, avec le côté un peu innocent et brusque des enfants. Débit saccadé, vivacité des répliques, leurs échanges collent à cette langue très particulière, qu’il est vraiment très difficile de porter à la scène tant elle est lacunaire, instantanée et sans affects. Ces deux femmes sont des spécimens humains, numérotés, irradiés, observant un spécimen encore plus mal en point qu’elle, qui bouge encore et s’exprime dans une langue inarticulée. Le public activant lui aussi son regard face à cette joyeuse désolation, plus désolée que joyeuse, car l’humour n’émerge pas tant que ça. La scénographie et la mise en scène rendent compte de cette spécificité et de cette étrangeté de la langue grâce à un travail très précis et maîtrisé, parfois un peu apprêté encore. Duras trouvait sa pièce drôle, et la metteure en scène souligne l’humour corrosif de cette fable. Mais ce qui prime ici, loin du comique, c’est le sentiment de perte (malgré une fin ouverte). Peut-être parce que cette langue réduite, cocasse et abîmée évoque aussi de façon prégnante la fin de vie, lorsque le cerveau se vide et laisse les êtres totalement désemparés.
Agnès Santi
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