La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2013 Entretien Vincent Dubois

L’Etat protecteur des arts ?

L’Etat protecteur des arts ? - Critique sortie Avignon / 2013 Avignon
Vincent Dubois

Publié le 26 juin 2013 - N° 211

Vincent Dubois, sociologue et politiste, est professeur à l’Université de Strasbourg et membre de l’Institute for Advanced Study à Princeton (USA).  Ses ouvrages* analysent notamment les enjeux et les évolutions de la politique culturelle, les rapports entre les champs politique, économique et  culturel. Il analyse ici la notion d’Etat culturel et l’évolution de certains principes ordonnateurs de l’intervention culturelle publique. 

« L’ironie de l’histoire, c’est que cette « demande » d’Etat s’exprime au moment où son intervention culturelle s’affaiblit. »

Dans votre livre, vous développez l’idée d’une croyance en « l’Etat culturel » en France. Cela a-t-il toujours été le cas ?

Vincent Dubois : Non. Historiquement, le monde de la culture a volontiers exprimé une certaine défiance à l’égard de l’Etat. Lorsque dans la seconde moitié du XIXe siècle le champ de la production artistique affirme son autonomie, il s’agit de se prémunir contre toute forme d’intervention extérieure qui pourrait imposer aux artistes d’autres principes que ceux de l’art lui-même. C’est dans la logique de cette lutte pour la conquête de l’autonomie que se construit l’opposition entre l’art et l’argent, analysée par Pierre Bourdieu comme une manière de faire prévaloir des critères proprement artistiques, contre ceux de la réussite économique. On peut appliquer le même raisonnement à l’opposition peut-être moins structurante mais néanmoins forte des créateurs à l’égard d’un Etat vu comme défenseur de l’ordre établi, qu’il soit social ou esthétique, et dont le fonctionnement bureaucratique est aux antipodes de l’art. C’est une des explications de l’absence prolongée d’une politique étatique de l’art, que je développe dans La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

V. D. : Si elle ne disparaît pas entièrement (on la retrouve au moins jusque dans les contestations de la fin des années 1960), cette humeur anti-étatique cède néanmoins progressivement la place à une tout autre attitude. Avec le développement des politiques de la culture à partir de la fin des années 1950, l’intervention de l’Etat est moins vue comme un risque d’ingérence restreignant l’autonomie du champ de la culture que comme la manière la plus efficace d’éviter que l’art et la culture soient régis par les seules règles du marché. Il n’est donc pas très étonnant qu’aujourd’hui, alors que précisément le monde n’a sans doute jamais été autant dominé par l’économie financiarisée, on puisse voir dans l’intervention de l’Etat une nécessité pour préserver les logiques spécifiques des activités non directement rentables, voire tout simplement pour en préserver l’existence. L’ironie de l’histoire, c’est que cette « demande » d’Etat s’exprime au moment où son intervention culturelle s’affaiblit. Mais la croyance en l’Etat culturel, c’est aussi croire au fait que l’Etat soit, plus que d’autres instances (les collectivités territoriales ou les mécènes), capable d’arbitrages qui respectent les règles du champ culturel. Je développe cette idée dans la conclusion de l’ouvrage Le politique, l’artiste et le gestionnaire. Pour résumer, cette croyance, qui n’est pas sans raisons, se fonde dans le fait que l’Etat culturel s’appuie sur des compétences spécialisées (au plan local, celles des conseillers sectoriels des DRAC, par exemple) et organise des procédures (comme les commissions où siègent des hommes de l’art) qui rapprochent en partie ses décisions d’un jugement par les pairs. En tout cas, le circuit de relations généralement plus complexe et moins direct que dans le cas des relations avec un mécène ou un élu local permet d’accréditer l’idée d’un Etat qui serait, pourrait être ou devrait être, davantage capable d’arbitrages culturels que de décisions arbitraires en la matière. Mais là encore, c’est précisément parce que cette fonction d’arbitrage est moins remplie qu’on en perçoit aujourd’hui toute la nécessité.

La démocratisation culturelle est-elle une finalité essentielle de la politique culturelle en France ? Peut-on dire que l’intervention publique en France a aujourd’hui des visées autres que culturelles, à savoir des visées économiques ?

V. D. : La démocratisation de la culture n’a jamais véritablement constitué une finalité clairement définie en fonction de laquelle des moyens auraient été rationnellement conçus pour y parvenir. Si tel avait été le cas, la politique culturelle aurait été axée sur l’éducation artistique et culturelle dès le plus jeune âge, et, secondairement, sur la médiation, plutôt que centrée sur l’offre culturelle et les institutions. La démocratisation culturelle a en revanche été un horizon, un « principe actif », si on peut dire, à la fois pour la légitimation de l’intervention culturelle publique, et pour la formation d’un point de rencontre entre agents des champs culturel et politique autour d’une référence partagée. Les effets limités de plusieurs décennies de politique culturelle sur la structure sociale des publics de la culture ont, entre autres raisons, fait perdre à cette référence la place centrale qui était la sienne. Elle est cependant très loin d’avoir disparue, et il serait trop simple de dire qu’un objectif chasse l’autre. On peut cependant considérer que le principe ordonnateur de l’intervention culturelle publique s’est déplacé vers des objectifs économiques, au moins là encore au plan des discours de justifications. Contrairement à la démocratisation de la culture, valeur partagée et promue tant par des artistes que par des politiques, cette orientation vient surtout du politique. Et contrairement à ce principe fondateur, elle conduit à envisager l’intervention culturelle publique selon des logiques et des critères non culturels : les retombées pour l’économie locale, le tourisme, l’emploi. Ce n’est pas entièrement nouveau, et sans doute pas illégitime. Mais envisager la politique culturelle essentiellement en ce sens, ce serait remettre en cause ce qui la fonde, c’est à dire la priorité accordée à des fonctions proprement culturelles (préservation du patrimoine, soutien à la création, démocratisation culturelle), qui supposent au contraire de protéger la culture des contraintes économiques.

Propos recueillis par Agnès Santi

 

* Vincent Dubois a notamment publié La politique culturelle (Belin, ed. poche 2012), et Le politique, l’artiste et le gestionnaire (Croquant, 2012). Son dernier ouvrage analyse les choix d’orientations professionnelles vers les métiers de l’administration et de la gestion de la culture (La culture comme vocation, Raisons d’agir, 2013).

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