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Théâtre - Critique

« La Guerre n’a pas un visage de femme », Julie Deliquet réunit dix magnifiques comédiennes pour une adaptation éblouissante du texte de Svetlana Alexievitch

« La Guerre n’a pas un visage de femme », Julie Deliquet réunit dix magnifiques comédiennes pour une adaptation éblouissante du texte de Svetlana Alexievitch - Critique sortie Théâtre saint denis TGP
Les comédiennes de La Guerre n'a pas un visage de femme. © Christophe Raynaud de Lage

TGP / d’après le livre de Svetlana Alexievitch / version scénique de Julie André, Julie Deliquet et Florence Seyvos / mise en scène de Julie Deliquet

Publié le 25 septembre 2025 - N° 336

Julie Deliquet réunit dix magnifiques comédiennes pour une adaptation éblouissante du texte de Svetlana Alexievitch sur les anciennes combattantes de la Grande Guerre patriotique. Passionnant !

Les femmes servent à engendrer des guerriers ou à assurer leur repos : on leur confie rarement les armes, et la guerre est toujours racontée par les hommes. En 1983, Svetlana Alexievitch publie la première collecte de récits des anciennes « filles du front » de la guerre soviétique contre le nazisme. Brancardière, tireuse d’élite, agent de renseignement, adjudant-chef, lieutenant ou sergent : elles ont partagé avec les soldats la fatigue et les risques, les marches et les galetas, la trouille et les coups, et racontent ce que le retour à la vie civile les a conduites à taire, puisqu’il fallait continuer à construire le socialisme, une fois décapitée l’hydre hitlérienne. Julie Deliquet installe son spectacle dans un réalisme inaugural où chaque comédienne incarne, dans les costumes de Julie Scobeltzine et la scénographie conçue par la metteure en scène avec Zoé Pautet, un de ces visages féminins qu’on a longtemps cachés. Blanche Ripoche est la jeune Alexievitch, questionnant ces témoins qui semblent presque étonnées d’être ainsi réunies et d’être considérées comme intéressantes. Le coup de génie de l’adaptation très réussie de Julie André, Julie Deliquet et Florence Seyvos ne tient pas seulement à l’admirable distribution chorale des paroles. Il réside surtout dans l’apparent ennui qui se dégage du début, quand la langue de bois patriotique ne s’est pas encore fissurée et que les masques ne sont pas tombés. Mais lorsque les chansons reviennent, avec l’émotion, sur les lèvres des anciennes combattantes, le récit plonge soudain dans l’intime, et les médaillées dévoilent l’envers des décorations : la guerre au féminin est une guerre au carré.

Comment écrit-on l’histoire ?

Les comédiennes quittent alors l’avant-scène pour peupler l’espace de l’appartement communautaire dans lequel elles sont réunies. Les corps se détendent, semblent reprendre vie et avouent ce que la pudeur retenait jusqu’alors. Faire la guerre avec les hommes suppose de devoir en même temps se garder de leur prédation : on pouvait se faire violer la nuit par qui on avait sauvé le jour. Ce mouvement de bascule est vertigineux. Les comédiennes sont extraordinaires de justesse et de vérité. Julie André, Astrid Bayiha, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Hélène Viviès, Evelyne Didi, Marina Keltchewsky et Odja Llorca sont plus poignantes les unes que les autres. Svetlana Alexievitch revendique d’écrire en littéraire plutôt qu’en historienne, et Julie Deliquet use également des ressorts de l’art théâtral pour faire comprendre ce que la guerre fait aux corps, à la psychologie et au rôle social des femmes. Mais, autre tour de force de ce spectacle palpitant d’intelligence, on comprend comment la polyphonie est indispensable au récit historique, comment le roman national peut corseter la parole, et comment le traumatisme est toujours empreint de la manière dont on l’a dépassé, digéré ou refoulé. En cela, et même si tel n’est pas son propos, Julie Deliquet offre une époustouflante leçon d’histoire sur la manière dont on l’écrit. « Elaborer un fait, c’est construire, disait Lucien Febvre dans Combat pour l’histoire. Si l’on veut, c’est à une question fournir une réponse. Et s’il n’y a pas de question, il n’y a que du néant. » En questionnant l’histoire des femmes depuis l’aujourd’hui du féminisme, Julie Deliquet et ses camarades de jeu offrent un exceptionnel moment d’intelligence collective à partager. Et si tel était l’essence du théâtre ?

Catherine Robert

A propos de l'événement

« La Guerre n'a pas un visage de femme »
du mercredi 24 septembre 2025 au vendredi 17 octobre 2025
TGP
59, boulevard Jules-Guesde, 93200 Saint-Denis

Du lundi au vendredi à 19h30 ; samedi à 17h ; dimanche à 15h ; relâche le mardi. Tél. : 01 48 13 70 00. Durée : 2h30.

Tournée : les 8 et 9 janvier 2026, Théâtre National de Nice, centre dramatique national Nice Côte d’Azur ; les 14 et 15 janvier, MC2 : Maison de la Culture de Grenoble, scène nationale ; du 21 au 31 janvier, Les Célestins, Théâtre de Lyon ; les 4 et 5 février, La Comédie de Saint-Etienne, centre dramatique national ; les 10 et 11 février, Théâtre de Lorient, centre dramatique national ; du 18 au 20 février, Comédie de Genève ; les 25 et 26 février, Malraux, scène nationale Chambéry Savoie, Chambéry ; du 3 au 7 mars, Théâtre Dijon Bourgogne, centre dramatique national, Dijon ; les 11 et 12 mars, Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie ; les 18 et 19 mars, Le Grand R, scène nationale, La Roche-sur-Yon ; le 27 mars, L’Archipel, scène nationale, Perpignan ; du 31 mars au 3 avril, Théâtre de la Cité, centre dramatique national de Toulouse Occitanie ; du 8 au 10 avril, Comédie de Reims, centre dramatique national ; le 14 avril, La Ferme du Buisson, scène nationale, Noisiel ; le 17 avril, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; du 22 au 24 avril, Nouveau Théâtre de Besançon, centre dramatique national ; les 28 et 29 avril, La rose des vents, scène nationale, Lille Métropole Villeneuve d’Ascq ; le 5 mai, Equinoxe, scène nationale, Châteauroux.

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