Don Quichotte

Après avoir passé bien des années dans La Serre, boîte à merveilles aux allures de Palais Idéal du Facteur Cheval, la Mezzanine a déménagé son bric-à-brac foutraque et poétique dans les nouveaux locaux de La Marge. Adeptes du décentrement et allergiques au prêt-à-créer, les membres de la compagnie ont choisi un nom qui leur sied autant qu’il convient à l’art des marginalia qu’illustre leur nouveau spectacle. Comme les enluminures qui égaient les pages des austères codex, leur création s’amuse à poser des vignettes drôles, insolentes, rêveuses ou tendres autour du texte de Cervantès. Satanée gageure que d’adapter les aventures du chevalier à la Triste-Figure, à moins de partir de ce qui fait la complexité de ce chef-d’œuvre, où s’enchâssent roman, histoire du roman, théorie du roman et réflexion sur les pouvoir du roman ! Voilà ce que réalise Denis Chabroullet : un spectacle de théâtre sur le théâtre, qui réunit toutes ses formes et interroge les pouvoirs thaumaturges de la scène et de la parole. Objets animés, marionnettes, vidéos, fumigènes et lumières, ainsi que le remarquable travail de Roseline Bonnet des Tuves (qui signe, avec ce spectacle, une de ses plus belles créations musicales) sont rassemblés pour créer un spectacle qui est Don Quichotte mieux encore qu’il ne le raconte.

La Mezzanine sort un as de sa manche !

Comme Don Quichotte se fait un heaume d’un plat à barbe, une vaillant coursier d’une haridelle et une Dulcinée d’une fille de ferme, Laurent Marconnet (extraordinaire interprète de l’hidalgo enthousiaste) pédale sur une Rossinante à deux roues, libère des marionnettes condamnées aux galères, terrasse un tigre en peluche et combat Malembrun sur un Pégase de quincaillerie… Après de nombreux spectacles muets, la compagnie de la Mezzanine retrouve les mots avec bonheur. L’insert radiophonique des aventures d’Anselme et Lothaire est particulièrement réussi, comme le sont les scènes où tous se moquent du naïf pourfendeur des méchants, l’animation du petit cirque de Calder ou la magnifique valse d’une Dulcinée aux seins en obus, ainsi que toutes les trouvailles cocasses, les clins d’œil historiques et les références à la modernité qui émaillent le texte. Comme toujours dans les spectacles de la Mezzanine, le foisonnement n’est pas disparate et chaque objet a un sens et une place. Voit-on un couvercle de marmite qu’on entend la note qui l’évoque, entend-on une parole d’amour qu’on voit le bas langoureusement tendu sur un mollet aguicheur : tout est pensé et conçu avec justesse et précision, et les interprètes, dont les timbres et les accents forment une touchante polyphonie, sont tous magnifiques et émouvants. L’ensemble compose un spectacle de haute, belle et admirable facture.

Catherine Robert