Terra Incognita
François Lazaro et ses invités dévoilent cet [...]
Alain Françon livre une version classique mais délicate du drame d’Ibsen, incarné avec force par les acteurs.
« Vous n’avez jamais remarqué, Hilde, que l’impossible… vous attire pour ainsi dire, vous appelle ? » lance Solness dans l’élan d’une confession. L’impossible, vertigineux absolu, effroyablement excitant… sans doute cette quête irrésistible mine-t-elle en silence la destinée de ce constructeur d’empire sans royaume. Tout comme l’angoisse de se voir détrôné par la jeunesse concurrente et la douleur lancinante d’une conscience tailladée par le prix payé pour cette réussite éclatante. Lui qui a écrasé autrefois son rival et piétine encore son fils, calculateur d’un égoïsme fou qui a bâti sa fortune sur les ruines fumantes de la maison de sa femme, cruel paranoïaque qui manipule et humilie sans vergogne, soudain, révèle la faille. Il aurait continué de vivre avec ces tourments bien cadenassés en son for intérieur si n’avait surgi du passé une fillette devenue femme à qui il avait promis un château de princesse voici dix ans. Arrivant comme une tornade vivifiante, Hilde enflamme l’architecte autodidacte et libère la parole qui s’engouffre alors dans la crise existentielle, mystique, autant qu’érotique.
Tourments de l’âme
Dans cette pièce livrée en 1892 alors qu’il revient dans sa patrie après vingt ans d’exil, Ibsen glisse l’écho de ses luttes contre les démons du cœur et de l’esprit : monstre sacré contesté par une jeune génération d’auteurs qui réclament des formes nouvelles et la reconnaissance, il se questionne sur l’accomplissement d’une ambition d’écrivain et sur l’autoréalisation de soi. Le poète écrit comme pour « prononcer sur soi le Jugement dernier » et, dans une langue concise et précise, naturelle et irréelle, qui s’enfonce au cœur du sujet, échafaude son récit selon une architecture tout en symboles. Alain Françon, qui par trois fois déjà a fréquenté les œuvres du Norvégien, semble à son aise avec ce théâtre des âmes en proie aux affres du doute, du devoir et du remord, à la fois quotidien et métaphysique. Il dirige les acteurs avec grande finesse, notamment Wladimir Yordanoff qui campe un Solness aussi exécrable que touchant, et Adeline D’Hermy qui donne à Hilde Wrangel l’alacrité sauvageonne, l’ingénuité et le tranchant de la jeunesse. Dommage que l’esthétique bourgeoise un brin désuète de la scénographie et des costumes gomme le symbolisme et rive le texte au passé. En notre époque qui tend à célébrer le carriérisme comme valeur faute de vision politique et d’ambition spirituelle, il résonne pourtant avec force.
Gwénola David
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