Ludovic Lagarde met en scène Quai ouest de Bernard-Marie Koltès

Nos yeux finiront par s’habituer. Plongés dès le début de la représentation dans une noirceur radicale, ils prendront peu à peu leurs marques, apprivoiseront les différents espaces de la scénographie stylisée et monumentale élaborée par Antoine Vasseur pour Quai ouest. Une façade portuaire trouée et réversible, entre intérieurs et extérieurs, indique le metteur en scène Ludovic Lagarde, une surface de projection fantasmatique pour un spectacle qui souhaite avoir un pied dans le vraisemblable, un autre dans l’onirique. En fond de scène, apparaissent à travers différentes ouvertures, sur toute la largeur du plateau, de belles vidéos de flots tumultueux ou clapotants signées Jérôme Tuncer. Car la pièce de Bernard-Marie Koltès (publiée en 1985 aux Editions de Minuit) nous transporte au sein d’un paysage à l’abandon, près d’un fleuve, en périphérie d’une métropole portuaire. On imagine les anciens docks de New York, au bord de l’Hudson, zone de drague homosexuelle que le dramaturge a pu fréquenter. C’est dans ce territoire malfamé, bas-fond d’une ville dont la richesse s’affiche par ailleurs de manière outrancière, que s’enfonce Koch (Laurent Poitrenaux) en compagnie de Monique, sa secrétaire (Christèle Tual).

Un paysage à l’abandon

Cet homme d’affaire ruiné a décidé de mettre fin à ses jours en rejoignant le fleuve. Sauvé par un homme de passage, il fait la connaissance d’un milieu composé d’immigrés et de délinquants. Il y a Cécile (Dominique Reymond), son mari Rodolfe (Laurent Grévill) et leurs enfants, Claire (Léa Luce Busato) et Charles (Micha Lescot). Il y a aussi Abad (Kiswendsida Léon Zongo) et Fak (Antoine de Foucauld). Comme des pierres tombées dans l’eau, l’incursion de Koch et de Monique dans cet univers de la marge est censée rompre un ordre établi, créer des déséquilibres. Mais dans la mise en scène sans aspérité conçue par Ludovic Lagarde pas grand-chose ne se brouille. Aucune désagrégation n’intervient. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté », écrivait Baudelaire. C’est un peu l’impression que donne cette représentation ténébreuse et tranquille de laquelle surgissent quelques beaux éclats de jeu, de langue (Dominique Reymond se distingue dans des moments saisissants), mais qui nous tient loin des forces telluriques, des énergies mêlées, plurielles, complexes, qui font la grandeur de Koltès. Tout paraît bien trop stable, bien trop élégant. On aimerait ressentir les inspirations d’un monde à la fois concret, ambivalent et poétique. Elles ne nous parviennent pas.

Manuel Piolat Soleymat