Théâtre - Critique

L’Etourdissement

L’Etourdissement - Critique sortie Théâtre


Sortch et Bortch, espèces d’épaves beckettiennes auxquelles on aurait arraché les derniers oripeaux de la décence métaphysique, travaillent dans un abattoir où ils saignent à blanc leur humanité en égorgeant bœufs et porcs. Le soir de Noël, Sortch, qui vit avec sa grand-mère dans une bicoque délabrée où il entasse les ordures qu’il chine dans une nature devenue décharge, invite Bortch à partager le repas qu’il a préparé avec ce qui lui reste d’illusions. Quelques cadeaux, du mousseux gagné à la foire, les sarcasmes et la haine froide de mémère, la candeur désolante de Bortch, le vol incessant des avions au-dessus du toit dont quelques-uns larguent sur la maison des pièces détachées inattendues, les aboiements des chiens et des coups de feu : le Noël de Sortch ressemble à l’Apocalypse tant il est évident qu’aucun sauveur ne peut promettre d’alliance renouvelée à cette humanité définitivement perdue. Le roman de Joël Egloff est une métaphore du quotidien émétique et brutal de tous ceux que le cynisme capitaliste a transformés en machines, de tous ceux que le travail insensé réduit et instrumentalise, ne leur laissant que le sursaut du cynisme pour contrecarrer leur déshumanisation décérébrée et désaccordée.
 
Résistance esthétique à la déréliction
 
Luc Clémentin signe une excellente adaptation scénique du récit d’Egloff et confie à trois comédiens hallucinants (Christine Zavan, Denis Barré et Benjamin Zeitoun) le soin d’incarner avec une vérité confondante, un sens de la réplique et de la mimique incroyable, un talent qui force le respect, ces trois personnages qui poussent le grotesque aux limites du sublime. Grimés et recouverts de haillons qui les font ressembler aux personnages de James Ensor, clochards, sorciers ou fous sortis des rêves les plus épouvantables qu’imaginerait Bosch s’il peignait aujourd’hui, les trois compères sont à la fois trop caricaturaux pour ne pas provoquer le rejet et évidemment trop humains pour ne pas provoquer l’empathie. C’est dans ce subtil et intelligent équilibre burlesque que se tient toute la force politique et morale de ce spectacle, qui hérite de la farce et de la parabole philosophique et s’inscrit dans une tradition de satire désespérée qu’il revisite avec une pertinence et un sens de l’actualité qui laissent pantois. Parce que nous savons le monde hélas parfaitement congruent au cauchemar ici mis en scène, parce que nous devinons ce monde capable d’enfanter des monstres plus terribles encore que ceux figurés ici, parce que l’enfer devient l’avenir du réel quand il n’est plus son envers, ce spectacle rappelle que la morale d’un monde sans morale est celle des plus forts et que le clamer est peut-être l’ultime manière d’y résister.
 
Catherine Robert
L’Etourdissement, adapté et mis en scène par Luc Clémentin d’après le roman de Joël Egloff. Du 24 octobre au 25 novembre 2007. Du mercredi au samedi à 20h30 ; matinées supplémentaires les 18 et 25 novembre à 17h. Théâtre Confluences, 190, boulevard de Charonne, 75020 Paris. Réservations au 01 40 24 16 46.

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