Théâtre - Critique

Un tempétueux « Baal » à la Tempête dans la mise en scène d’Armel Roussel. Magnifique !

Un tempétueux « Baal » à la Tempête dans la mise en scène d’Armel Roussel. Magnifique ! - Critique sortie Théâtre Paris La Tempête - Cartoucherie


« Bien sûr que l’art est par essence répréhensible ! et inutile ! et antisocial, subversif ! dangereux ! Et quand il n’est pas cela, il n’est que fausse monnaie, il est mannequin vide, sac à patates. » écrit Jean Dubuffet dans  L’Homme du commun à l’ouvrage. Dans cette veine, Armel Roussel préfère le porc aux patates. Il met en scène le texte iconoclaste et jubilatoire de Brecht dans un élan qui s’apparente à celui de la grande santé nietzschéenne, celle « qu’il faut conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier ». Pour ce faire, on boit, on bouffe, on baise, on éructe, on insulte, on humilie. Les hommes sont si nécessairement des porcs que ce serait être fou, par un autre tour de folie, de n’être pas un porc soi-même. D’emblée, tout le monde en prend pour son grade : les critiques d’art, vaillants chiens de garde de l’ordre établi, les pseudos insolents de la littérature prétendument sulfureuse qui font jouir le bourgeois sous le fouet, les admirateurs niais de la nouveauté créatrice qui n’en connaissent pas les affres, les marchands, les patrons et leurs femmes à la libido mortifère. Tout ce petit monde rit de se faire fesser : Baal leur donne ce qu’ils veulent ! Il est interprété par Anthony Ruotte, extraordinaire dans le rôle de ce vampire saigné à blanc, qui grogne et caresse, engrosse et encule, profite, réclame, exige et fait sien tout ce qu’il convoite pour mieux le détruire. Le comédien transforme la scène en brasier et tient, avec un merveilleux et époustouflant talent, le rythme effréné de cette course qui met cap au pire.

La jouissance, seul rempart à la mort

Si Anthony Ruotte, pivot de cette mécanique démente, est fascinant, les autres comédiens (Romain Cinter, Emilie Flamant, Vincent Minne, Sigfrid Moncada, Berdine Nusselder, Eva Papageorgiou, Lode Thiery et Uiko Watanabe) sont excellents. Tous participent, par un jeu subtil et un art de la composition ultra maîtrisé, à camper les personnages de cette fresque folle, où alternent la réalité et le fantasme, la vie de Baal et ses poèmes. Le point d’incandescence du spectacle est sans doute la scène où Baal, après avoir partagé l’ivresse des fantômes déglingués d’un tripot décadent, raconte l’histoire qu’elle lui inspire. On découvre que la cohérence, le sens, la vérité, la beauté est dans l’art et la manière de raconter la réalité. La nécessité du geste théâtral apparaît alors avec un éclat éblouissant : si le réel est sordide, si le monde est peuplé de porcs, de putes déguisées en épouses respectables, de fausses ingénues, de faux amis et de mères insupportables de douleur, la création les transfigure et les sauve. La mise en scène d’Armel Roussel opère exactement le même mouvement, parlant cru et révélant la « bite en fleur » de Baal, non pas par volonté de provocation stérile, mais pour montrer que l’art est la seule réponse possible au malheur d’être vivant et à la laideur du monde. Anthony Ruotte, à la fin du spectacle, refuse de mourir alors que la pièce l’y invite et sort de scène en se jetant hors du théâtre dans le parc de la Cartoucherie. Tout est dit : la vie est une farce, le théâtre est infiniment moins cruel que la société corsetée et pudibonde qu’il fustige. Les artistes, parce qu’ils sont les rivaux du monde, en sont les seuls consolateurs. Baal, en sa folie, est plus vrai, plus aimable et plus tendre que ce qui le tue. Un magnifique spectacle.

Catherine Robert

A propos de l'événement


Baal
du vendredi 2 juin 2023 au vendredi 23 juin 2023
La Tempête - Cartoucherie
Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris.

Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h. Tél. : 01 43 28 36 36. Durée : 2h30.


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