Théâtre - Entretien

Marc Lesage

Marc Lesage - Critique sortie Théâtre


Pourquoi choisir Nietzsche, ce philosophe si difficile et si controversé ?
Marc Lesage : Pour résister d’abord à la pensée unique qui perdure encore trop et fait de Nietzsche un nazi, pour défendre cet homme injustement accusé d’antisémite alors qu’il disait « je ne suis pas juif, je suis sur-juif ». Quant à sa philosophie, il ne s’agit pas d’en livrer un condensé mais de s’intéresser au philosophe avant de s’intéresser à sa philosophie, comme le recommandait Lou Andréas-Salomé, car sa pensée est loin d’être étrangère à ce qu’il était. C’est pour cela que nous avons raccourci et allégé le texte pour cette reprise, en supprimant ce qui nous semblait trop didactique, car la pensée de Nietzsche ne se résume pas en une heure trente. Nietzsche est un personnage qu’on connaît mal, souvent victime de partis pris. C’était sans doute quelqu’un de rébarbatif, peu attirant physiquement et qui a exprimé cela en une pensée de colère, écrite selon des aphorismes qui sont comme des jets de violence. C’est ce côté pulsionnel que j’aime chez lui et la façon dont, en lui, la pensée ultra densifiée se venge d’un corps impuissant.

Que doit-on retenir, selon vous, de la pensée de Nietzsche ?
M. L. : Pour lui, il est essentiel, et cela dépasse le strict cadre de l’art, que l’homme prenne ses responsabilités et s’assume en tant qu’être. La lecture politique de cette injonction est passionnante pour notre époque. De nos jours les citoyens sont en attente du politique et vont de déception en déception, abdiquant leur liberté et leur capacité d’analyse. La télévision, qui vide les cerveaux et s’en vante, est très largement responsable de cela. Le vote essentiellement contestataire lors du dernier référendum, le renversement de tendance aux municipales après le triomphe des élections présidentielles : tout cela prouve un manque de maturité politique liée à la déresponsabilisation. Et on retrouve la même chose dans le domaine de l’art où le public avoue être de moins en moins capable d’en déterminer la nature et où sont désormais assimilés culturel et événementiel, le politique s’en emparant d’ailleurs, établissant le lien intrinsèque entre ces deux domaines.

 « Il s’agit de s’intéresser au philosophe avant de s’intéresser à sa philosophie. »

D’où le parallèle avec Goebbels dans votre spectacle ?
M. L. : Les mécanismes de manipulation mentale du nazisme se retrouvent aujourd’hui. Le parallèle peut sembler immonde et pourtant il est évident. On abrutit les gens pour distiller des idées précises et le politique lui-même s’est laissé abrutir par ce mécanisme de pensée qui ne livre que des idées toutes faites. Le parallèle avec Goebbels permet aussi d’expliquer l’image dont souffre Nietzsche. C’est par la trahison de sa sœur Elisabeth qui a réécrit La Volonté de puissance pour la rendre cohérente avec l’idéologie nazie que Nietzsche a acquis sa réputation injustifiée. Paradoxalement, en le trahissant, elle l’a sauvé et a permis de conserver une œuvre qui aurait été brûlée sans cela… A l’origine de ce spectacle, il y a eu ma colère après les déclarations de Le Lay se vantant de vendre du cerveau disponible. Comment, devant un tel cynisme, ne pas penser à Goebbels faisant diffuser des films légers où on moquait les Juifs afin de distraire les foules ?
 
Vous considérez donc que l’art est une forme de résistance au divertissement ?
M. L. : Non, car je m’oblige à aucun sectarisme. Le théâtre de divertissement a sa place et ne me gêne pas. Ce qui me gêne au contraire c’est l’invention de labels qui officialise une certaine culture et un certain art. Il est évident que tout ne doit pas être accompagné de la même manière par les pouvoirs publics mais l’homme a le droit au divertissement, puisque le divertissement est dans sa nature. Mais il a aussi droit à l’intelligence : intelligence et divertissement ne sont pas deux notions incompatibles.
 
Dans quelle mesure Nietzsche l’intempestif est-il selon vous utile à notre époque ?
M. L. : Il est utile parce qu’il provoque : qu’on soit d’accord ou pas avec lui, il ne laisse jamais indifférent. Certes son œuvre est complexe et on peut s’y perdre mais cette pensée, quand elle est éclairée, disséquée voire recomposée est d’une force interrogatrice incroyable. Peu de philosophes ont questionné le monde et l’homme autant que lui. Nietzsche est un éveilleur de conscience, un électron libre qui a peut-être lui-même fabriqué son incompréhension. Il prétendait qu’il ne serait compris qu’en l’an 2000 : faisons-en aujourd’hui le pari !
 
Propos recueillis par Catherine Robert

Nietzsche, Wagner et autres cruautés, de Gilles Tourman ; mise en scène de Marc Lesage. Du 2 mai au 22 juin 2008. Du mercredi au samedi à 19h30 ; le dimanche à 15h. Vingtième Théâtre, 7, rue des Plâtrières, 75020 Paris. Réservations au 01 43 66 01 13.

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