Théâtre - Entretien

« Les Émigrants » de Krystian Lupa : « W.G. Sebald fait exister dans son écriture l’art, la littérature comme expérimentation de l’empathie »

« Les Émigrants » de Krystian Lupa : « W.G. Sebald fait exister dans son écriture l’art, la littérature comme expérimentation de l’empathie » - Critique sortie Théâtre Paris L’Odéon-Théâtre de l’Europe


Odéon – Théâtre de l’Europe / D’après le roman de W.G. Sebald / Adaptation, mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa

Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans l’écriture de W.G. Sebald ?

Krystian Lupa : W.G. Sebald  fait exister dans son écriture l’art, la littérature comme expérimentation de l’empathie – une forme de cocréation active, attentive, souvent polémique, dans laquelle l’auteur entraîne le lecteur. Il crée une expérience introspective, une tentative de comprendre l’autre sans avoir recours à des prothèses émotionnelles schématiques, à des images toutes faites derrière lesquelles nous cachons notre indifférence égoïste face à la souffrance et au mystère de toute existence humaine différente de la nôtre. Sebald utilise sa propre vie comme outil de connaissance. Il exhume des existences gâchées et leur redonne une dignité, celle dont ils ont été spoliés par une société malade. Les récits de Sebald sont des voyages à travers des chemins qui ont été effacés par les mécanismes destructeurs d’une société sans âme, des voyages au cœur des mutilations infligées par ce processus d’anéantissement intérieur.

Parmi les quatre protagonistes du récit de W.B. Sebald, pourquoi avez-vous choisi Paul Bereyter, instituteur radié de l’enseignement à cause d’un grand-père juif, et Ambros Adelwarth, grand-oncle de l’écrivain émigré aux États-Unis en 1910 ?

K.L.: Ils représentent deux figures très différentes, mais étonnamment parallèles, de ce que l’on pourrait appeler une émigration intérieure, cette fuite loin de la patrie, devenue étrangère, dont ils sont exclus. Une fuite qui les marque à jamais, les condamne à l’autodestruction et, en fin de compte, les conduit au suicide, au sens littéral ou symbolique.

« Les récits de Sebald sont des voyages à travers des chemins qui ont été effacés par les mécanismes destructeurs d’une société sans âme. »

 À propos des acteurs, vous dites que « chaque nouvelle représentation consiste à faire venir le paysage intérieur ». Comment, dans votre théâtre en général et dans l’interprétation du récit de W.G. Sebald en particulier, faites-vous naître ces paysages intérieurs ?

K.L. : Ce que nous appelons « paysages » ce sont des images intérieures, des images dotées d’énergie nées d’un état de rêve créatif et d’exploration éveillée, qui actionnent le corps de l’acteur. Le paysage, c’est une manière de dessiner un chemin vers le mystère du personnage, une participation personnelle à ce voyage. Nous avons le sentiment, très fort, que Sebald trace lui-même un chemin de cette nature, en cherchant des lieux et des motifs permettant une rencontre empathique avec les êtres qui peuplent ses récits, une rencontre dans laquelle il fait en quelque sorte le sacrifice de lui-même, de ses intuitions et de son expérience intime, pour se maintenir au plus près de la vérité et ne pas falsifier les mots.

En quoi le récit de W.G. Sebald se fait-il révélateur du pouvoir destructeur de l’être humain ? Comment le théâtre approche-t-il cette réalité ?

K.L. : L’homme, dans la perspective pessimiste de Sebald, est un usurpateur qui ne comprend ni le monde ni lui-même. Une créature dotée d’armes fatales qu’elle a elle-même développées, trop immature pour tenter de comprendre le monde et son humanité. Sebald est un observateur horrifié par la capacité de destruction de l’être humain. Son don d’empathie profonde aggrave ce désespoir, mais lui confère aussi une mission, celle d’être le prophète de la nouvelle génération. Le message prophétique de Sebald se loge, comme il l’a lui-même exprimé, dans le silence, un silence évocateur, dans la transmission silencieuse de ce qui dépasse les mots et le langage. La tâche du théâtre, notre tâche, la tâche de l’acteur et du metteur en scène est d’incarner les silences de Sebald, ce qui se situe au-delà des mots qu’il a écrits.

Des mots sans doute hantés par le traumatisme d’un monde exterminé, par la Shoah…  

K.L. : Les quatre récits de Sebald contiennent le thème et le mystère, l’horreur et l’insondable dignité des victimes de la Shoah, sans pour autant la désigner directement. La Shoah est constamment présente, dans le silence de l’auteur et dans le silence de ses personnages, un silence qui la fait émerger du néant avec soin et persévérance…

Propos recueillis par Agnès Santi, traduction par Agnieszka Zgieb

A propos de l'événement


Les Émigrants
du samedi 13 janvier 2024 au dimanche 4 février 2024
L’Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris

du mardi au samedi à 19h30 ; dimanche à 15h ; relâches les lundis. Tél. : 01 44 85 40 40. Durée : 4h (avec entracte).


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