Théâtre - Entretien

Entretien Declan Donnellan Cymbeline : pour une rédemption spirituelle



 

Pourquoi avoir choisi cette flamboyante pièce de Shakespeare, cultivant une
ambiguïté constante dans les situations et les personnages ?

A la fin de sa vie, Shakespeare a trouvé une forme pour s’exprimer
spirituellement à travers quatre pièces, Périclès, Cymbeline, Le Conte
d’Hiver
et La tempête. On peut discerner les mêmes éléments dans les
quatre pièces, comme par exemple le thème important de la résurrection : celui
qui est cru mort revit, tel Posthumus dans Cymbeline, dont le
cadavre décapité, reconnu par Imogène, n?est en fait pas le sien. Shakespeare
choisit une forme pour essayer de mettre en ?uvre la rédemption, ce qui est très
rare en art et en littérature. Généralement, une pièce de théâtre sérieuse est
en même temps tragique, or Shakespeare aborde des thèmes très sérieux avec
beaucoup d’humour. De telles pièces sont très originales. J’aime beaucoup les
tragédies ou les comédies shakespeariennes, mais les pièces qui expriment la
douleur de la vie et contiennent quand même un élément de rédemption à la fin
font exception, et je suis à leur recherche !

Le vraisemblable est ici absent, on ne croit pas du tout à la psychologie des
personnages’

Shakespeare ne s’intéresse pas du tout à la vraisemblance. Bien sûr certaines
pièces comme Othello recèlent des analyses psychologiques profondes mais
il est trompeur d’essayer de traiter ces pièces avec une sensibilité
post-romantique ou post-freudienne. Toutes ces révolutions nous ont évidemment
changés et il est très intéressant d’y réfléchir, mais quand on met en scène ces
pièces, il est important de se libérer de ces idées qui peuvent être
tyranniques. Ce qui en jeu n?est pas une histoire psychologique, c’est très
spirituel et très humain. Les thèmes de la séparation, l’abandon, et l’amour
sont essentiels dans la pièce. Il y a dans Cymbeline une atmosphère que
j’adore, la pièce déploie une mystérieuse présence de la vie comme de la mort.

Au-delà de l’amour entre Imogène et Posthumus et des histoires individuelles,
la pièce relate-t-elle donc une expérience humaine plus large, plus symbolique,
liée à une transcendance ?

Il y a beaucoup d’amour dans la pièce et un sens de Dieu qui est beaucoup
plus profond que celui de Jupiter. Le parti puritain interdisait de parler de
Dieu, ce qui explique les références à Jupiter. Dieu est un mystère pour
Shakespeare, ce n?est pas exactement le Dieu chrétien même si la moralité est
assez chrétienne. La transcendance est un élément très shakespearien, présent
dans toutes ses ?uvres. Dans Lear comme dans Macbeth, des
tragédies terrifiantes, on peut sentir un peu d’air, et beaucoup moins dans les
jeunes comédies comme Le Songe. Dans le cycle des quatre pièces que nous
avons mentionnées, cet aspect est très développé. Je pense que Shakespeare était
un catholique secret parce qu’il n?a jamais écrit une de ces tragédies de
vengeance très populaires, qui avaient toujours lieu dans une cour italienne ou
espagnole avec des prêtres empoisonneurs, ce qui flattait la sensibilité
nationaliste en train de grandir en Angleterre. Les tragédies de Shakespeare ont
toujours évité cela, elles se passent au Danemark, en Ecosse, dans des pays du
Nord. Et quand Shakespeare écrit une tragédie méditerranéenne, c’est Othello,
qui se déroule principalement à Venise, or un état plus séculier que la Venise
d’Othello, c’est impossible à trouver !

« Dans mon travail j’éprouve une véritable aversion pour le
sentimentalisme, qui consiste à nier l’ambivalence de la vie. »

Comment envisagez-vous le mal chez les personnages shakespeariens ?

Le mal existe peut-être mais ce n?est pas utile de penser dans ces termes. Un
acte peut être profondément et absolument mauvais, mais l’être humain ne peut
pas l’être. On peut toujours essayer de comprendre Iago ou Malvoglio sans juger.
Je pense que l’art est l’envers polaire du jugement, celui qui est artiste ne
peut pas être juge. Dans mon travail j’éprouve une véritable aversion pour le
sentimentalisme, qui consiste à nier l’ambivalence de la vie. Shakespeare ne
sait pas être sentimental, ne peut pas l’être. Je pense que tous les grands
écrivains, tels aussi Pouchkine ou Tchekhov, ont cette qualité. Dans beaucoup de
pays les personnages de Tchekhov sont sentimentalisés, alors que son ?il de
médecin exerce une analyse féroce de la condition humaine. Les grands écrivains
ont le désir d’éviter, et de détruire le sentimentalisme, – ce qui est
impossible ! -, car il établit une émotion fausse, un partage, une division
entre celui qui est sauvé et celui qui ne l’est pas, celui qui est bon, celui
qui est mauvais. On ne peut pas aimer et sentimentaliser en même temps, l’amour,
c’est être présent avec quelqu’un d’autre qui est hors de soi. Si on
sentimentalise quelqu’un, on le réduit à une projection de ce qui est en soi, on
ne peut plus vraiment le voir.

Propos recueillis par Agnès Santi

Cymbeline de Shakespeare, mise en scène Declan Donnellan à Sceaux, scène
nationale les Gémeaux du 7 au 25 mars. Réservations 0146613667.

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