Théâtre - Entretien

Emmanuel Demarcy-Mota

Emmanuel Demarcy-Mota - Critique sortie Théâtre


Comment procédez-vous à la re-création de Rhinocéros ?
Emmanuel Demarcy-Mota : Je reprends la pièce là où je l’avais laissée, six ans plus tard. Rhinocéros a été créé en 2004 au Théâtre de la Ville, repris en 2005 et tourné en 2006. Avec la même troupe d’acteurs, j’ai monté entre-temps Homme pour homme de Brecht et Casimir et Caroline de Horvath. Ces trois pièces majeures du XXe siècle traitent du rapport à l’Histoire et de la montée de la dictature. Horvath écrit sa pièce avant 38, mais il assiste aux discours de Hitler, il sait la brutalité du monde. Le matériau de l’œuvre de Brecht, écrite en 1927 est un chaos terrifiant qui se met en place. Ionesco écrit Rhinocéros en 1950. Il s’agit de séparation dans les trois cas. Casimir et Caroline se séparent ; Galy Gay dans Homme pour homme quitte sa femme et veut être un autre. Les deux amis dans Rhinocéros se séparent, Jean (Hugues Quester) et Béranger (Serge Maggiani), que Daisy (Valérie Dashwood) quitte. La problématique est liée à l’identité face à soi, à l’autre, à l’Histoire, dans l’amitié et dans l’amour.
Qu’avez-vous décelé à la lecture de l’oeuvre  ?
E. D.-M. : En lisant l’œuvre, j’ai eu la conviction que l’amitié, sa destruction et sa réconciliation, étaient les thèmes de la pièce. Avec François Regnault, nous avons introduit un prologue, extrait du Solitaire, le roman à connotation autobiographique de Ionesco. Certes, la ligne dramaturgique de la pièce dénonce le nazisme, la transformation d’une société, la contamination idéologique par le langage ; elle dévoile l’angoisse métaphysique d’un auteur drôle mais noir. Si on creuse cette évidence, on trouve un rapport existentiel à la relation humaine et à la séparation. Le rhinocéros vient certes de l’extérieur, mais il est aussi reclus en nous. Béranger veut se réconcilier avec Jean qui lui dit que l’amitié est une valeur périmée, comme l’humanisme. Béranger est à nouveau seul, quitté par Daisy. Il sait qu’il est le dernier homme, il ne capitule pas. Il lui faut combattre sans relâche la bête et le mensonge.
 « Les acteurs ne jouent plus « visiblement » les personnages qu’ils ont déjà joués, il leur faut profondément être. »
 
Cette vision de l’œuvre est-elle donc davantage centrée sur l’individu ?
E. D.-M. : Le prologue initial de Béranger change la lecture de la pièce. C‘est un monologue sur la solitude et l’enfance, sur la vie effrayée et peuplée d’ombres et de fantômes, de vivants et de morts, de figures fantasmagoriques. Le spectacle commence par l’intime, et non plus par le collectif. Le rapport à l’individualité est posé d’emblée, et non la transformation de la société, ce qui permet au spectateur de suivre le parcours de la pensée de Béranger et son mal-être au monde. Éloigné de l’absurde, des jeux de langage et de la marionnette humaine, le Ionesco de la relation existentielle est plutôt proche de L’Étranger de Camus. Le mal- être existe en chacun, devenu objet de la transformation du monde et de sa violence. Ionesco souffre d’une double appartenance culturelle et linguistique, roumaine et française, catholique et orthodoxe. La révolte et la blessure viennent d’un père quêtant l’ordre, nazi puis stalinien.
Comment traitez-vous l’allégorie de l’animal caparaçonné en soi et extérieur ?
E. D.-M. : La troupe est traversée secrètement par la compréhension des angoisses du poète et du visionnaire. Les acteurs ne jouent plus « visiblement » les personnages qu’ils ont déjà joués, il leur faut simplement être, laissant advenir la mémoire des fantômes, des vivants et des disparus. Par ailleurs, le rhinocéros est un animal solitaire avec lequel on ne peut pas communiquer. Tout le monde à la fin est transformé en rhinocéros, mais les attroupements de rhinocéros n’existent pas dans la nature. Au-delà du dépassement du naturalisme, cette image fantastique que je transfère au théâtre me fascine, comme le vieillissement du temps et le poids de la vie d’une équipe pour cette re-création.
 
Propos recueillis par Véronique Hotte

 
Rhinocéros d’Eugène Ionesco ; mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota. Du 29 avril au 14 mai 2011 à 20h30. Théâtre de la Ville 2 place du Châtelet 75004 Paris. Réservations : 01 42 74 22 77.

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