Théâtre - Critique

Du fond des gorges

Du fond des gorges - Critique sortie Théâtre


Dans sa Lettre aux acteurs, Valère Novarina réclame des « acteurs pneumatiques » : « Faut des acteurs d’intensité, pas des acteurs d’intention. Mettre son corps au travail. Et d’abord, matérialistement, renifler, mâcher, respirer le texte. C’est en partant des lettres, en butant sur les consonnes, en soufflant les voyelles, en mâchant, en mâchant ça fort, qu’on trouve comment ça se respire et comment c’est rythmé. Semble même que c’est en se dépensant violemment dans le texte, en y perdant souffle, qu’on trouve son rythme et sa respiration. » Pas de meilleur résumé de ce qui se passe sur le plateau envahi de chambres à air, qu’a imaginé Pierre Meunier pour son nouveau projet, « fabrication collective » en roue libre, déjantée et bondissante. Pendant que Freddy Künze, le régisseur plateau, règle le ballet des baudruches et boyaux, dans un décor qui oscille entre la friche industrielle et le parc pour enfants, les trois comédiens font vibrionner les mots pour réveiller leur puissance et font valser les idées, en clowns pataphysiciens rigolards et anticonformistes… Concepts creux, coquilles vides, contresens et insanités, inepties et fadaises : le bavardage contemporain a beau être bruyant, il est souvent indigent et vain. Le langage perd de sa force à mesure qu’une parole mécanique et braillarde recouvre sa poésie et son inventivité.
 
Parler, c’est vivre ensemble
 
Peut-être faut-il alors régurgiter et vomir, faire remonter du fond des gorges, où ils sont terrés comme des bêtes traquées, ces mots à rendre à la lumière et au sens. Chapalain et Meunier aident un Chattot, transformé en cobaye sémantique, à expulser les mots usés, avant de lui entonner de force des mots nouveaux. Du récit revisité de la ruse travestie d’Achille pour échapper à la guerre au vocabulaire du nouvel esprit du capitalisme, proféré depuis un radeau branlant par les trois pieds nickelés déguisés en traders, d’un soufflet récupéré d’une forge ancestrale au plongeon au milieu des chambres à air comme métaphore de l’angoisse qui serre la gorge et bloque le discours, le spectacle paraît avancer à l’association libre, en un délire foutraque, jubilatoire, insolent et iconoclaste. Mais le sens surgit du désordre et le dernier texte, confié à Freddy Künze, explicite la portée politique de ce bazar ludique et poétique : parler, c’est vivre « ensemble ». Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt rappelle qu’Achille, « le faiseur de grandes actions » est aussi un « diseur de grandes paroles », et qu’aux yeux des Grecs, seuls les barbares et les esclaves étaient « aneu logou », privés « d’une existence dans laquelle les citoyens avaient tous pour premier souci la conversation ». Artistes en résistance, Chapalain, Chattot et Meunier font du théâtre en hommes libres et civilisés.
 
Catherine Robert

Du fond des gorges, projet de Pierre Meunier ; fabrication collective de Pierre-Yves Chapalain, François Chattot et Pierre Meunier. En tournée nationale. Le 9 décembre 2011 à 20h30. Théâtre de Brétigny, Espace Jules-Verne, rue Henri-Douard,
91220 Brétigny-sur-Orge. Tél : 01 60 85 20 85. Du 13 au 16 décembre (mardi, mercredi, vendredi à 20h ; jeudi à 19h). La Rose des vents, boulevard Van-Gogh, 59650 Villeneuve d’Ascq. Tél : 03 20 61 96 96. Les 4 et 5 janvier 2012. Transversales – Théâtre de Verdun, 1, place du marché couvert, 55100 Verdun. Tél : 03 29 86 10 10. Du 10 au 13 janvier. L’Hexagone – Scène nationale de Meylan, 24 rue des Aiguinards, 38240 Meylan. Tél : 04 76 90 00 45. Du 18 au 20 janvier (mercredi et vendredi à 20h30 ; jeudi à 19h30). Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – scène nationale, place Georges-Pompidou, Montigny-le-Bretonneux,
78190 Saint-Quentin-en-Yvelines. Tél : 01 30 96 99 00. Du 31 janvier au 24 février à 20h. Théâtre National de Strasbourg. Tél : 03 88 24 88 24. Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette, 75011 Paris. Du 29 février au 30 mars 2012. Du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 18 h. Tél : 43 57 42 14. Durée : 1h45. Spectacle vu au CDN Dijon-Bourgogne, salle Jacques-Fornier.

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