La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2016 - Entretien ENTRETIEN NANCY HUSTON

Vivre heureux sans espoir

Vivre heureux sans espoir - Critique sortie Avignon / 2016 Avignon

Ecriture et lecture subjective du monde contemporain

Publié le 26 juin 2016 - N° 245

A travers ses romans et essais, Nancy Huston a construit une œuvre marquée par la question du masculin et du féminin. Dans cet entretien, cet axe irrigue sa vision du monde contemporain mais elle nous livre également ses réflexions sur la liberté d’expression, sa responsabilité en tant qu’Occidentale et écrivaine, l’impact de la culture.

Quel regard portez-vous sur la période actuelle marquée notamment par les attentats ?

Nancy Huston : Pour Charlie Hebdo, ma première réaction a été, comme tout le monde, l’incrédulité, la stupéfaction, un pan de ma jeunesse qui partait…. J’avais beaucoup lu ce journal étant jeune, avant de prendre mes distances. De façon générale, je n’ai plus envie d’absorber le persiflage. Notamment  à l’endroit des femmes et des homosexuels, je suis convaincue que l’humour graveleux et agressif de Charlie a fait du mal à la sexualité des Français parce que ça la trivialise. C’est une façon de ne pas habiter son corps, de ne pas valoriser la tendresse.

Je suis allée immédiatement place de la République mais je n’ai pas été d’accord avec les slogans. On ne peut pas dire « Liberté d’expression » à des terroristes. C’est comme dire « Droit de propriété » à un voleur. On demande la liberté d’expression à un gouvernement. Charlie Hebdo avait la liberté d’expression. Ils l’ont utilisée, ça a blessé, rendu fou de rage des gens et le résultat est là, atroce, tragique. Jamais je ne dirais : ils méritent ce qui leur est arrivé, mais j’avais trouvé la publication des dessins antimusulmans innommable.

Vous pensez qu’on ne peut pas tout dire ?

NH : Evidemment ! On ne peut pas plaisanter sur l’Holocauste. Plein de choses sont interdites. Et si on parle de liberté d’expression, qui a accès aux moyens d’expression ? qui a accès à la presse ? qui peut publier ? Pas tout le monde. On ne parle jamais de ça. On brandit la liberté d’expression et on placarde des corps de femmes nues dans nos villes, ça fait vendre…

Pourtant dans vos livres, vous ne vous censurez pas.

NH : Effectivement, mais pour me lire, les gens doivent le choisir. C’est très différent de recevoir un dessin en pleine figure. Et je n’écris jamais pour me « payer la tête » des gens… Pour en revenir à la situation mondiale, je partage le point de vue du journaliste américain Chris Hedges. L’Occident est en train de recevoir sur la tête les tuiles qu’il a lancées. D’abord, l’histoire de la colonisation mais surtout, depuis le 11-Septembre, on a conduit des guerres, déstabilisé et renversé des régimes au Moyen Orient, cassé l’Irak, tué 500 000 Irakiens depuis 2003. L’an dernier, la France a lâché 2000 bombes achetées aux Etats-Unis. Je suppose qu’elles ont fait plus de 120 morts mais on ne montre jamais en gros plan les sœurs, frères, mères musulmans en train de pleurer parce qu’ils ont tout perdu par notre faute.

« C’est très facile, quand les garçons sont pauvres et sans avenir, de les transformer en révolutionnaires aux yeux de feu. »

Mais la plupart des terroristes qui ont frappé ici sont Européens…

NH : En effet, et là se pose la question du masculin : si vous êtes un garçon basané qui grandit en région parisienne, comment faites-vous pour devenir un homme ? comment faites-vous pour séduire une femme ? qu’avez-vous à lui offrir ? Rien. Je pense que c’est très facile, quand les garçons sont pauvres et sans avenir, de les transformer en révolutionnaires aux yeux de feu. On l’a fait en Russie. On l’a fait à Cuba. Quand ils n’arrivent pas à exister sur le plan social, les hommes sont extrêmement vulnérables à ce genre de propagande. Les filles arrivent mieux à tirer leur épingle du jeu. D’abord, elles savent que pour donner un sens à leur vie elles ont la maternité en dernier recours si ce n’est en premier. Ensuite, elles réussissent mieux leurs études, elles décrochent  des emplois, elles « tombent » moins hors de la société parce qu’elles sont toujours prises dans les soins des aînés ou des enfants à travers la ligne des générations.

Est-ce qu’on n’en revient pas aux stéréotypes sur les femmes ?

NH : Je parle de ce qui existe. Si vous regardez uniquement la société française, mais c’est sans doute vrai partout, ce n’est pas seulement que les hommes occupent encore les postes les plus élevés. Ils occupent aussi le bas de l’échelle de façon hyper majoritaire. Ils sont majoritaires parmi les chômeurs, et hyper majoritaires parmi les intoxiqués à l’alcool ou à la drogue, les incarcérés, les suicidés…. C’est très difficile d’être un garçon de nos jours ! Au temps des chasseurs-cueilleurs, pour être un homme, il fallait tuer des animaux, être guerrier, fort, bien entraîné, des rites vous faisaient entrer dans le monde viril. Depuis la Révolution industrielle, la majorité des hommes ont du mal à se sentir fiers de ce qu’ils font.

« Chaque œuvre d’art est un miracle relatif mais jamais je ne dirai que la beauté sauvera le monde. Je pense que rien ne sauvera le monde. »

Vous sentez-vous une responsabilité en tant qu’écrivain ?

NH : Romain Gary, qui est mon modèle absolu, ou Victor Hugo, qui était le sien, avaient une compréhension très profonde des injustices, mais les politiques ne vont jamais puiser de la sagesse chez les littéraires ! En tant qu’écrivaine, je suis invitée dans des lieux comme des prisons, des écoles, des bibliothèques, où là, peut-être, à un niveau individuel, je peux avoir un impact sur des gens. Je ne crois pas aux grandes solutions. Je crois aux miracles relatifs : l’amour, la beauté, le partage de la beauté, les rencontres. C’est déjà un miracle relatif que les journaux culturels soient ouverts aux femmes, que les écrivains soient aussi des femmes, qu’on ne soit pas en guerre ni en période de famine. Lire un bon roman aussi. Chaque œuvre d’art est un miracle relatif mais jamais je ne dirai que la beauté sauvera le monde. Je pense que rien ne sauvera le monde.

La culture en tant que transmission ou apprentissage ne permet-elle pas de donner un sens ?

NH : Il y a eu de nombreuses tentatives et réflexions en ce sens mais, encore aujourd’hui, quand on va dans les maisons de la culture, on ne voit presque que des Blancs. Le problème des non-Blancs, c’est comment faire pour manger ou payer son loyer, pas comment enrichir son esprit. Un garçon qui naît dans une banlieue, il est fichu. Et sous prétexte qu’on est laïc, on décrète que les femmes qui portent le foulard sont opprimées. Les musulmans se sentent pointés du doigt : pour eux le mot « laïc » signifie antimusulman. Personnellement, les images omniprésentes de femmes nues m’agressent au moins autant que le foulard islamique. On sous-estime le fait que la vue d’une belle jeune femme trouble les hommes. Comme les êtres humains interprètent tout, l’homme pense qu’il y a une raison à cela et que c’est « la faute de la femme ». Ce n’est pas « la faute des femmes » mais ce n’est pas « la faute des hommes » non plus. Cette réaction physique est génétiquement programmée pour la reproduction de l’espèce. On est dans la dénégation de l’animalité. En revanche, l’industrie pornographique tire de cette vulnérabilité masculine des bénéfices gigantesques !

Comment fait-on aujourd’hui pour être libre ?

NH : Si on regarde l’Histoire, on est forcé de conclure que pour la majorité des humains la liberté n’est pas d’une importance primordiale ! La sécurité oui, savoir que nos enfants ne seront pas pris dans une guerre ou des attentats en sortant de la maison, c’est ça qu’on demande à nos politiciens. On se flatte beaucoup à dire que la liberté est notre valeur sine qua non. Les gens n’y tiennent pas tant que ça, ils ne savent pas quoi en faire. La liberté est très angoissante. Je suis très pessimiste. Très heureuse dans ma vie personnelle et très pessimiste.

 

Entretien réalisé par Isabelle Stibbe

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