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Séminaire d’Alain Badiou au Théâtre de la Commune : salle comble !

Séminaire d’Alain Badiou au Théâtre de la Commune : salle comble ! - Critique sortie Théâtre Aubervilliers Théâtre de la Commune

Gros plan

Publié le 14 novembre 2014 - N° 225

Les séminaires d’Alain Badiou ont lieu habituellement rue d’Ulm, à l’Ecole normale supérieure. Cette saison, ils ont lieu au Théâtre de la Commune et font partie de la programmation de ce lieu que sa nouvelle directrice, Marie-José Malis, a voulu ouvert autant au talent qu’à l’intelligence, à tous et particulièrement à la jeunesse. Pari gagné le 10 novembre 2014, puisque, dans la salle, se mêlaient étudiants parisiens et lycéens albertivillariens, public averti et néophytes enthousiastes !

Divisant le concept de finitude en deux, et distinguant la finitude du « déchet » (celle de la marchandise, celle du « consommateur contraint, de l’occidental démocrate ») et celle qui relève de l’œuvre (celle de l’homme libre, « la finitude égalitaire, la finitude de Socrate, ou du communisme »), Alain Badiou entre cette année « dans le détail des opérations vivantes, créatrices, disciplinées, qui permettent de se tenir autant que possible dans la logique de l’œuvre, et de conquérir, pour le sujet ainsi engagé, la possibilité de faire enfin l’expérience de la vie vraie, et par conséquent du bonheur ». L’immanence des vérités, titre du séminaire installé cette année au Théâtre de la Commune, a donc pour sous-titre Les deux finitudes, la scission subjective et le bonheur. Le 10 novembre 2014, Alain Badiou a montré, théorème de Cantor à l’appui, combien « la possibilité collective est supérieure à la disponibilité individuelle » : telle est la thèse que les talents installés ensemble à Aubervilliers ont patiemment et obstinément commencé à illustrer. La Terrasse se fait aujourd’hui l’écho de cette séance nocturne de philosophie vivace et pugnace.

Logique générale du séminaire : l’immanence des vérités

Il existe des vérités qui ont une portée universelle, reconnaissables comme telles, et, pourtant, une vérité est une production immanente dans un monde déterminé. Lutter à la fois contre la position sceptique, affirmant que tout est relatif, et la position dogmatique, affirmant la transcendance de vérités éternelles, Alain Badiou remarque que les vérités sont immanentes en un triple sens. Premièrement, toute vérité est une production immanente dans un monde déterminé, localisé, historique, géographique. Cependant – deuxième point –, une vérité est aussi en exception au monde déterminé, car elle a une valeur universelle et est valable pour d’autres mondes possibles, entretenant en cela une relation avec l’absolu. Si on admet la mort de Dieu, plutôt que d’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, il s’agit de reconstruire une relation entre les vérités et un absolu qui ne soit pas transcendant, considérant qu’une vérité est le témoin d’une relation immanente du fini avec l’infini. Enfin, le devenir-sujet d’un individu ou d’un collectif est d’être immanent au processus d’une vérité, à une certaine relation à l’absolu. Contre la doctrine stricte de la finitude (rappelant que l’être humain est mortel, affirmant le relativisme culturel et le caractère inachevé de tout accès au vrai), qui considère qu’il n’y pas vraiment de vérité, mais seulement des opinions et des cultures, Alain Badiou entend mener une critique minutieuse de cette conclusion négative, et montrer comment l’infini est une ressource requise des vérités universelles.

Hypothèse à démontrer : la possibilité collective est supérieure à la disponibilité individuelle

Considérons une multiplicité quelconque, soit un ensemble. L’immanence à ce multiple peut être considérée selon les éléments qui composent la multiplicité, ou considérée selon des parties de cet ensemble, qui sont des combinaisons entre ses éléments. Il y a donc deux paradigmes de l’immanence : élémentaire ou partitif. En utilisant le théorème de Cantor (qui montre que les parties d’un ensemble sont infiniment plus nombreuses que ses éléments), on peut montrer que la ressource collective est infiniment plus nombreuse que la ressource individuelle. En politique quelle ressource pour l’action ? Dans la potentialité de regroupement des individus ou dans les individus ? Le vote suppose un nombre compté d’individus ; les partis, les syndicats, les groupes en grève s’étayent sur une ressource collective aux possibilités beaucoup plus nombreuses. Le nombre des individus est inférieur au nombre des regroupements possibles de l’ensemble qu’ils composent. C’est pourquoi on peut dire que l’individualisme est une doctrine pauvre, puisqu’elle restreint les possibles par rapport à ce dont sont capables les regroupements, dont on ne connaît pas les potentialités par avance. Mais la démonstration du théorème de Cantor diffère radicalement selon qu’on a affaire à un ensemble fini ou à un ensemble infini.

 Le fini et l’infini

Après un intermède théâtral (extrait de Ahmed philosophe) en compagnie de Victor Ponomarev et Olivier Horeau, où le philosophe et les comédiens illustrent avec humour que 8 est dans 3 et qu’un ensemble de 3 éléments a 8 parties, soit 23 éléments, Alain Badiou reprend le fil de son propos en distinguant fini et infini. Dans le fini, la démonstration du théorème de Cantor procède de manière combinatoire ; dans l’infini, on ne peut pas épuiser les combinaisons. Dans le fini, et par récurrence, on peut montrer que pour n éléments, un ensemble compte 2n parties. Dans le cas du fini, la méthode est donc elle-même finie et fondée sur les successions. La loi de la finitude s’applique à des éléments finis, et la thèse de finitude est aussi une thèse sur la pensée, celle-ci n’obéissant qu’à des protocoles finis lorsqu’elle a affaire au fini. Que se passe-t-il au niveau de l’infini ? Peut-on aussi y montrer que la ressource est plus importante au niveau des parties que des individualités ? Si on entre dans l’infini, fait-on entrer la pensée en lien avec l’infini ? La pensée peut-elle être immanente à cette infinité ? Cantor montre que même dans le cas des ensembles infinis, la ressource en parties est plus considérable que la ressource en éléments. Il faut donc admettre que la pensée est en état d’être immanente à l’infini quand elle prend pour objet l’infini. La vérité est une connexion du fini et de l’infini. L’infini infinitise la pensée elle-même. Cette thèse trouve deux champs d’application : en art, quant à l’évaluation des œuvres, qui comparaissent sur fond d’infinité, et en politique, qui ne saurait être réduite à la finitude du programmatique étatique.

La démonstration de Cantor et l’usage du raisonnement par l’absurde

Soit une correspondance biunivoque entre deux ensembles, l’un composé des éléments, l’autre des parties composables à partir de ces éléments. Il y a au moins autant de parties que d’éléments, puisqu’à chaque élément, on peut associer son singleton. Il suffit donc de monter qu’il ne peut pas y avoir autant de parties que d’éléments pour montrer qu’il y en a plus. Cette démonstration par la négation d’une possibilité définit le raisonnement par l’absurde. Nous entrons avec lui dans le domaine de la dialectique, où la démonstration suppose la nécessité de passer par la négation : démontrer que non–p provoque des conséquences inadmissibles, contradictoires, et contraint de se rabattre sur p, en vertu du principe du tiers exclu. Or, non-p a une infinité de conséquences. Il faut donc entrer dans cette infinité, c’est-à-dire s’engager dans un procédé infini sans garantie, en situation d’errance. Le raisonnement par l’absurde est de lui-même infini, il est une fiction inépuisable qui espère buter sur un point de réel, c’est-à-dire sur une impossibilité. Dans le raisonnement par l’absurde, la pensée prend le risque d’autre chose que les constructions dont elle est capable. Démontrer par l’absurde, c’est prendre le risque d’un infini stérile qui requiert une grande patience, car les conséquences du faux ne sont avérées que selon un point qu’on ne connaît pas a priori.

Ainsi, si on suppose une correspondance biunivoque entre ces deux ensembles, il y a deux cas possibles : ou bien le nom de la partie des noms des parties est dans cette même partie, ou il est en dehors. La partie des noms qui ne sont pas dans la partie qu’ils nomment ne peut pas avoir de nom. Ce nom est-il intérieur ou extérieur à la partie ? S’il est extérieur, il doit être dedans, mais s’il est dedans, il doit être en dehors ; donc il n’est nulle part ; donc ce nom n’existe pas. On a là une entité paradoxale en battement entre intérieur et extérieur, caractéristique de la zone de l’infini. L’intériorité se nie comme extériorité et vice-versa, selon un schéma dialectique. L’hypothèse initiale est donc abandonnée. Donc les parties doivent être plus nombreuses que les éléments de l’ensemble.

Conclusions

Le résultat le plus simple de cette démonstration est que dans tous les cas, la ressource collective crée plus de possibilités. Cela est vrai dans le fini comme dans l’infini. Second résultat : quand on entre dans une connexion du fini à l’infini, la pensée ne peut plus être calculatrice mais dialectique, et la contradiction est la seule épreuve du réel. L’immanence des vérités est donc inévitablement la possibilité, pour la pensée, de s’infinitiser dans le risque : on accepte ce genre de risque, ou on ne l’accepte pas. Alain Badiou et ceux du Théâtre de la Commune prendront à nouveau ce risque les 19 janvier, 9 février, 16 mars, 6 avril, 18 mai et 8 juin prochains.

 

Propos recueillis par Catherine Robert

A propos de l'événement

Les séminaires d’Alain Badiou
du dimanche 19 janvier 2014 au lundi 8 juin 2015
Théâtre de la Commune
2 Rue Édouard Poisson, 93300 Aubervilliers, France

 

Prochains rendez-vous  au  Théâtre de la Commune  les 19 janvier, 9 février, 16 mars, 6 avril, 18 mai et 8 juin prochains.

Entrée libre. Tél. : 01 48 33 16 16.

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