La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Classique / Opéra - Entretien / Jean-Philippe Collard

Schumann illuminé

Schumann illuminé - Critique sortie Classique / Opéra Paris Salle Gaveau
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© Bernard Martinez / La Dolce Volta

SALLE GAVEAU / PIANO

Publié le 25 janvier 2017 - N° 251

Cri d’amour sublime composé à l’âge de 26 ans, la Fantaisie pour piano opus 17 de Schumann est une partition magistrale qui impose à son interprète une épreuve pianistique et une implication émotionnelle intense, une sorte de mise à nu, sans lesquelles l’œuvre ne fonctionne pas. Personnalité centrale de la scène pianistique depuis 40 ans, Jean-Philippe Collard vient de graver de ce chef-d’œuvre une version qui fera date : passionnée, lumineuse, frémissante, et d’une rare sincérité  (chez La Dolce Volta). De très belles Kreisleriana, autre visage de la démesure schumannienne, complètent le programme.

Peut-on dire que Schumann a longtemps été un compositeur loin de vous ?
Jean-Philippe Collard : Oui, il a été loin. Après avoir été proche pendant mes études. Je me souviens particulièrement des Etudes symphoniques qui avaient fait l’objet d’un long travail aussi bien avec mon professeur Pierre Sancan au conservatoire qu’avec son assistante, une petite dame qui avait été l’élève d’Yves Nat. Grace à eux, j’ai appris avec ses Etudes symphoniques quelque chose de fondamental dans l’art du piano : l’orchestration réduite, les résonnances symphoniques, avec une certaine organisation du cerveau qui commande les voix intérieures, les voix supérieures… Après les Fugues de Bach, c’était sur le plan de la pédagogie, un passage obligé. J’ai aussi joué naturellement le Carnaval. Et puis après, j’ai laissé tomber ! Il est curieux de constater que j’ai fait la même chose avec Chopin. Alors que s’est-il passé à ce moment-là ? Peut-être un sentiment de « trop plein ». On veut se libérer de ses études, on s’écarte de ces compositeurs qui pour vous représentent le travail, etc… On se dit « C’est bon j’en sais assez, j’en ai marre, allons vers d’autres chemins ! ». Toujours est-il que j’y suis revenu…

Comment avez-vous abordé cette Fantaisie ?

Jean-Philippe Collard : A la manière d’un comédien qui entre dans un personnage, j’ai cherché à m’identifier au compositeur dans l’attente de sa bien-aimée, pris dans les feux de la passion amoureuse. On ne peut pas jouer cette Fantaisie si l’on ne cherche pas à retrouver en soi cet état d’exaltation particulier, porté par quelque chose qui nous sublime. Il faut essayer de comprendre ce qu’a voulu dire Schuman tout au long de cette œuvre. Mais il ne faut non plus descendre trop bas avec lui dans son cheminement intérieur parce que sinon on peut, comme lui, y perdre la raison. C’est complexe.

« C’est une chose irremplaçable que de s’échapper, de commencer à s’envoler, protégé par un travail solide… »

Dans votre interprétation, on sent que vous êtes resté vous-même. On sent votre regard personnel sur le sentiment passionnel, quelque chose de lumineux, de solaire…

Jean-Philippe Collard : Dans la compréhension de l’œuvre, je ne suis pas allé là où ça faisait trop mal. A l’intérieur de cette musique, il y a des choses tellement invraisemblables, des ruptures, de la violence. Pour ce qui me concerne, j’ai une nature optimiste. Je suis instinctif, j’aime la musique comme un bonheur à prendre tout de suite, comme on croque dans une pomme. Et si je pense au 3e mouvement de cette Fantaisie, que l’on voit comme un hymne à la nuit, à la forêt allemande, à tout ce qu’on veut, il est avant tout selon moi d’une beauté supra-terrestre. Ce n’est pas la nuit, l’enfermement, la folie de Schumann. C’est un viatique pour quitter ce monde. Ce n’est pas du tout « enfermatoire », mais au contraire quelque chose qui libère, qui va vers le haut, qui illumine.  Quand il chante son amour pour Clara, il est bien-sûr désespéré, il n’est pas sûr de l’avoir et le beau-père est un sale type, mais il va tout de même chercher l’amour, le sublime ! C’est comme ça que je vois les choses.

D’où ce Schumann frémissant, aérien, comme ré-oxygèné, que l’on ressent dès les premiers instants de la Fantaisie, qui tranche avec une musique de Schumann que l’on peut parfois percevoir comme si dense…

Jean-Philippe Collard : Il faut tenter de dégager des lignes, aussi bien dans l’esprit que dans la mécanique du piano et dans l’écriture pianistique. Si on se met à tout analyser en scrutant l’intérieur de la partition et à en faire valoir toute la richesse rythmique et harmonique, on est perdu. On en fait comme vous dites une œuvre dense de laquelle on ne sort plus. La musique est faite pour donner du bonheur aux gens, quelle que soit la personnalité du compositeur. On peut dire qu’il avait l’esprit sombre, mais il a avant tout écrit une partition géniale ! Il faut que tout le monde écoute cette Fantaisie !

Si je vous suis bien, on pourrait dire que, dans cette interprétation, il y a un moment où vous oubliez votre art du piano ?

Jean-Philippe Collard : C’est une question d’architecture de mon travail, comme pour d’autres compositeurs : il y a une base, une structure qu’on établit par le travail et puis, sur cette structure, il y a une pensée. Au moment du concert, on souhaite de tout son cœur que la structure soit suffisamment solide pour laisser la pensée s’évader. J’ai toujours considéré les choses ainsi. La base, c’est d’acquérir une espèce de sécurité, pour que l’édifice solide conçu par l’ingénieur permette de traverser les chemins de la pensée, de la liberté, de l’interprétation, du temps qui passe. Et ça, c’est un privilège extraordinaire ! Car cela n’arrive pas souvent. C’est une chose irremplaçable que de s’échapper, de commencer à s’envoler, protégé par un travail solide…

Cette Fantaisie demande une implication psychologique forte…

Jean-Philippe Collard : Et elle est aussi très exigeante sur le plan pianistique ! Avec notamment ces pièges de la fin du 2e mouvement. Richter disait : « Pas de salut, il y a 15 mesures qui sont quasiment injouables. J’arrête de faire attention là où je mets les mains, je prends le passage en fermant les yeux. Quand je joue les yeux fermés, j’en mets plus « dedans » que quand je les ouvre ! ». Et c’est vrai que si l’on respecte les annotations de Schumann, c’est quasi injouable. L’œuvre est très variée, avec ces trois mouvements si singuliers, qui ne sont pas une sonate. Le 2e mouvement, sans doute la partie la moins musicalement intéressante, révèle la personnalité de Schuman, dans une virilité reconquise après s’être épanché. Le 3ème mouvement est un miracle absolu. Et le premier mouvement est incroyable. Que veut-il exprimer d’autre que le désir amoureux ? Avec ces notes d’une telle simplicité… Tout est dit dès le début, dans ce prélude à l’amour. Et là, l’interprète ne peut pas avoir d’état d’âme.  Il ne peut pas se tromper, ni chercher une quelconque distance. Ou alors cela ne vaut pas le coup ni d’être travaillé, ni d’être joué, ni d’être vécu. C’est un univers : il nous attire dans son génie, dans son amour et dans sa folie à la fois.

 

Propos recueillis par Jean Lukas.

A propos de l'événement

Jean-Philippe Collard
du mardi 21 février 2017 au mardi 21 février 2017
Salle Gaveau
47 Rue La Boétie, 75008 Paris, France

à 20h30. Tél. 01 49 53 05 07. Places : 22 à 55 €.

Programme : Arabesque op.18, Fantaisie op.17 de Schumann, Nocturne op.48 n°1, Sonate n°2 "funèbre" de Chopin.

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