La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2016 - Entretien Entretien Bernard Faivre d’Arcier

Replacer la culture au cœur d’un projet de société

Replacer la culture au cœur d’un projet de société - Critique sortie Avignon / 2016

SOCIETE, CULTURE ET POLITIQUE CULTURELLE

Publié le 26 juin 2016 - N° 245

Ardent défenseur de la culture et du service public, homme de terrain et d’action, ancien directeur du théâtre et des spectacles du ministère de la Culture et directeur à deux reprises du Festival d’Avignon, Bernard Faivre d’Arcier porte

Dès le début de votre vie professionnelle, vous avez affirmé que la politique culturelle était aussi importante que la politique économique…

Bernard Faivre d’Arcier : Et je continue de le penser ! Les faits confortent cette analyse. La société aujourd’hui est envahie et régie par les raisonnements économiques. Et les gens se sentent mal. Ils ont le sentiment que la vie sociale est assujettie au quantitatif, que tout se mesure en termes d’argent et d’actifs. La primauté de la propriété et de la consommation engendre une insatisfaction permanente, alors que les biens immatériels et les richesses de l’esprit peuvent enrichir tout un chacun, mais ne sont pas mis en valeur. Ni les discours politiques ni les médias ne participent à la mise en avant des capacités de l’art et de la culture. Le malaise contemporain est pourtant avant tout lié à l’être, à la vie spirituelle, affective et sensible, à l’attention et à la pensée. Le déséquilibre entre monde économique et monde culturel est flagrant. J’ai l’impression que la culture est devenue un phénomène périphérique, voire même une partie intégrante du monde économique.

Les politiques culturelles sont-elles en cause ?

B. F. d’A. : C’est plutôt l’état du monde piloté par la financiarisation de l’économie qui entraîne ce déséquilibre. La valeur travail même, et la valeur capitaliste originelle, entrepreneuriale, disparaissent au profit de la spéculation et du jeu financier. D’où le sentiment d’un vide. La mondialisation n’a pas provoqué l’enrichissement culturel qu’elle aurait pu générer. Dans les années 70, existaient un appétit de cultures étrangères, un désir de connaître les civilisations indiennes, africaines ou asiatiques. Tout cela a été balayé par un modèle dominant américano-asiatique privilégiant les moyens de production et les systèmes de distribution des biens. Seul le politique peut replacer la culture au cœur d’un programme de société, mais ce n’est pas fait.

« Ni les discours politiques ni les médias ne participent à la mise en avant des capacités de l’art et de la culture. »  

Qu’en est-il du spectacle vivant ?

B. F. d’A. : Le théâtre est une sorte d’antidote face à une société audimatique fondée sur le quantitatif et le diktat des parts de marché. Assister à une représentation, comme ouvrir un livre, c’est un contact avec une autre pensée, un autre monde. Le spectacle vivant échappe aux logiques d’appropriation et aux industries du reproductible, il est le plus immatériel des arts, contrairement à l’art contemporain qui fait souvent l’objet d’un surenchérissement devenu absurde. Ce qui est inquiétant, c’est que toute la culture semble se dissoudre dans la notion d’industrie culturelle. Signe des temps, et de cette dérive d’une pensée de la condition de spectateur vers celle de consommateur, les rencontres sur le développement culturel initiées par Jean Vilar dans les années 60 ont été remplacées par le Forum d’Avignon, où grands groupes et industries culturelles fondent leurs discussions sur des études de marché. C’est une perte de substance et la société ne s’en est pas rendu compte suffisamment tôt. Nous sommes englués là-dedans !

Et le Festival d’Avignon ?

B. F. d’A. : Avignon reste un lieu privilégié de la pensée, de l’émotion, du contact avec l’art, un endroit de découvertes, de débats et de rencontres, aimantant une foule de gens, un lieu non pas d’élaboration mais de monstration des réflexions des uns et des autres. C’est un endroit où s’exprime une politique artistique et culturelle, et où s’épanouit de façon unique le goût du dialogue entre artistes et spectateurs et entre spectateurs, qu’il soit construit ou improvisé. Il faudrait pouvoir synthétiser tout ce qui s’y passe, mais pour l’instant cette synthèse n’est pas faite. Qui d’ailleurs pourrait être capable de la faire ? C’est un lieu séduisant mais épuisant, car le cheminement est compliqué et le phénomène lui-même est parasité de toutes parts. Comme dans une forêt obscure où la végétation s’est développée en tous sens, s’y retrouver est un parcours d’obstacles.

Que pensez-vous de l’impact des mutations technologiques sur le rapport à la culture ?

B. F. d’A. : Je suis dubitatif. Certains, y compris parmi les responsables politiques, pensent que le recours aux technologies de l’information peut favoriser la démocratisation culturelle. Je ne pense pas que la technologie puisse résoudre les questions de médiation culturelle. Les gens restent cloisonnés dès lors qu’il n’y a pas médiation, accompagnement sur une certaine durée. Pour permettre à quelqu’un de devenir cultivé, il faut le prendre par la main, des explications, du temps, et de l’obstination. L’accessibilité et la gratuité ne suffisent pas. Etre spectateur de théâtre réclame beaucoup d’efforts, il faut s’y préparer. La médiatisation ne remplace pas la médiation. Internet a démocratisé le porno, pas la culture. Quant au spectacle vivant, il échappe par définition à la mécanisation technologique, car il ne se reproduit que dans les conditions du vivant et de son émotion.

Comment permettre à la culture d’irriguer le territoire ?

B. F. d’A. : Lorsqu’il y a des équipes décidées et dynamiques, y compris dans des territoires géographiques et des milieux sociaux qui paraissent rétifs, un autre rapport à l’art et la culture se crée. Le festival Jazz à Marciac, le Festival de piano de la Roque d’Anthéron, le Festival des Jardins à Chaumont-sur-Loire, les Eurockéennes de Belfort, les Vieilles Charrues… La France compte de nombreuses manifestations artistiques devenues pérennes. Certaines comme la Fête de la Musique ont même essaimé à l’étranger. Aujourd’hui, sur tout le territoire, et particulièrement en province, il existe des équipes énergiques capables d’inventer des manifestations artistiques innovantes, culturellement très attractives. Des manifestations durables qui mettent l’artistique au premier plan, tout en ayant une visée populaire. Depuis deux ans, je travaille à un projet qui permettrait de distinguer, soutenir et valoriser ces initiatives, un projet que j’ai affiné et finalisé en termes de processus de mise en œuvre, cahier des charges, structure budgétaire et calendrier. Tout est prêt !

« Il faut un accélérateur pour mettre en valeur l’inventivité des régions françaises ! »

Que proposez-vous ?

B. F. d’A. : Chacun connaît le label de Capitale européenne de la culture – Lille en 2004, Marseille en 2013 -, dont l’attribution résulte d’une procédure lourde et de tours de rôle stricts. La France devra ainsi attendre 2028 pour qu’une de ses villes soit à nouveau désignée ! Pourquoi attendre si longtemps pour mettre en valeur des villes et régions qui proposent des projets intéressants ? Avec le concours d’un jury de professionnels, et sans surenchère budgétaire, je propose de désigner tous les deux ans une Capitale Française de la culture parmi plusieurs villes candidates, selon six critères d’éligibilité – innovation artistique, coopération internationale, tourisme culturel, durabilité, capacité de mise en œuvre et participation citoyenne. Il s’agit de distinguer une ville de plus de 100000 habitants qui présente trois ou quatre grands projets innovants susceptibles d’être pérennisés, mobilisant à la fois les équipes et les citoyens, et mettant en jeu des partenariats inédits et fructueux entre acteurs culturels, partenaires privés, universités et institutions publiques. Ces projets sont appelés à développer fortement l’attractivité culturelle d’une ville et de sa région, à façonner des coopérations nouvelles entre acteurs, et aussi à entretenir et soutenir les coopérations internationales initiées par des acteurs locaux. L’idée a reçu un très bon accueil auprès des villes et régions. L’Association des Maires de grandes Villes de France et une dizaine de villes se sont déclarées intéressées, et les deux co-présidents de la Commission Culture des grandes villes de France, le maire de Clermont-Ferrand et le maire de Cannes, ont saisi les services du Premier Ministre ainsi que les ministères de la Culture et des Affaires Étrangères pour signifier leur intérêt. Les Britanniques et les Irlandais ont mis en place une telle compétition nationale, selon leurs critères. Il faut un accélérateur pour mettre en valeur l’inventivité des régions françaises ! Pour renforcer l’image de marque de ce nouveau label, tel ou tel grand Etablissement public culturel national – le Louvre,  le Centre Pompidou… – pourrait soutenir un projet spécifique dans la ville désignée. Et la ville lauréate pourrait de plus bénéficier d’une promotion via les réseaux culturels français à l’étranger. L’Etat, garant du respect du cahier des charges et contributeur financier (environ à hauteur de 15%), devrait enclencher une telle initiative, qui manifeste une ambition à la fois culturelle et artistique. J’attends l’étincelle !

 

Entretien réalisé par Agnès Santi

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