La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2013 Entretien Christian Ruby

Nul n’est spectateur en soi

Nul n’est spectateur en soi - Critique sortie Avignon / 2013 Avignon
Christian Ruby

Publié le 26 juin 2013 - N° 211

Docteur en philosophie et enseignant, Christian Ruby a récemment publié La Figure du spectateur (Paris, Armand Colin, 2012) et L’Archipel des spectateurs (Besançon, Nessy, 2012). Dans ces deux ouvrages aux analyses stimulantes, il montre l’évolution de la figure et des pratiques du spectateur, et dessine la forme d’une « spectatorialité » contemporaine, fondée sur le souci de soi nourri du dialogue avec les œuvres. 

« Penser la culture comme parole susceptible d’affirmer de nouveaux rapports entre les personnes. »

Quelle est la situation du spectateur de nos jours ?

Christian Ruby : En ce moment, une rude partie se joue autour du spectateur d’art, dans le monde occidental. Les hypocrites techniciens de la machine à gloire ne cessent de le courtiser, mais il n’est pour eux qu’un pion dans un taux de remplissage. Il est aussi maltraité par les commentateurs, qui l’estiment formaté par les médias et incapable de se « réveiller » sans eux. Bref, il est à la fois instrumentalisé et méconnu. Chacun croit qu’existe un spectateur en soi ou par un don de nature.

« Nul n’est spectateur en soi », dites-vous. Comment expliciter cela ? 

C. R. : Effectivement, nul ne naît spectateur d’art. Chacun le devient. D’abord en distinguant son attitude des autres formes de spectatorialité (de stade, de la politique, etc.), ce que je montre dans L’Archipel des spectateurs. Ensuite en corrélation avec des œuvres. Enfin, et surtout, en fonction d’une trajectoire, tissée d’exercices singuliers accomplis auprès des œuvres, et dans laquelle se joue un rapport à soi-même, à son éducation, aux autres et à la manière dont la société pose le problème du spectacle.

 

Qu’apporte cette idée de « trajectoire » du spectateur ? 

C. R. : Elle permet, au passage, de remarquer que le spectateur a peu d’instance de parole à sa disposition, pour parler de cette trajectoire, de ses questionnements : seulement quelques interviews et une rubrique dans Libération. Si on compte plutôt sur lui pour louer ou abattre un spectacle, on le laisse peu mettre en œuvre cette trajectoire, sauf à ne pas venir au spectacle. Pourtant, les œuvres lui font toujours une place, et quelques œuvres s’inquiètent de son désir d’art. En vrac, Peter Handke, Marion Aubert, le collectif de Spectateur : droits et devoirs, Thomas Struth… Mes livres tentent aussi de légitimer cette trajectoire, et de donner au spectateur les moyens d’élaborer des instances de discussion et de solidarité autour d’elle.

Quelles sont les figures historiques du spectateur ? 

C. R. : Mon travail consiste d’abord à élaborer la question du spectateur moderne, à en déceler les constituants artistiques, esthétiques et politiques. Si être « spectateur » relève d’une histoire, cela signifie au moins trois choses : qu’il est vain de croire que le spectateur existe de toute éternité ; que sa naissance dans des conditions historiques précises conduit à conclure que cette forme n’est pas immuable ; et que son histoire récente conduit à de nombreuses mutations. Il n’y a pas de commune mesure entre le spectateur classique, le regardeur moderne et le « spectateur » contemporain, quoique nous vivions plus ou moins ces trois formes simultanément, en fonction des spectacles fréquentés. En les vivant ainsi, nous les interrogeons réciproquement et soumettons les œuvres à des questions. La trajectoire du spectateur est donc double : personnelle et historique.

En quoi l’art contemporain invite-t-il le spectateur à se réapproprier son rapport artistique et esthétique à lui-même ?

C. R. : L’art contemporain met en évidence la légitimité historique de la posture du spectateur, en la déstabilisant. Il renvoie le spectateur à lui-même et à sa formation selon trois formes historiques de spectatorialité d’art, décrites dans La Figure du spectateur. Ainsi, il lui propose d’examiner comment il a été formé, dans un cadre classique de face-à-face avec l’œuvre ; d’analyser comment il adhère aux œuvres modernistes, en tant que regardeur qui « fait l’œuvre » (Marcel Duchamp) ; d’entrer dans des jeux d’interférences correspondant moins à des formes qu’à des forces, avec l’art contemporain. En cela, il apprend à se désadapter, se désidentifier par rapport au mode d’être, de sentir, de percevoir ou de parler, collant à l’expérience sensible ordinaire ou aux exercices esthétiques dominants.

Comment penser l’offre culturelle pour permettre cet apprentissage ?

C. R. : Trop de commentaires visent à culpabiliser le spectateur, de n’être ni du milieu, ni de connivence, ni de quelque part. Il serait trop passif, trop formaté, trop « bête » pour comprendre ce qu’on lui présente. On oublie au passage que le public, ainsi que l’écrit Balzac, est une « société fortuite ». Ces discours ne visent qu’à justifier des rapports de domination. Pour qu’une autre offre culturelle et artistique se mette en place, il faudrait penser la culture autrement, non comme série d’objets, mais comme parole susceptible d’affirmer de nouveaux rapports entre les personnes, sans flatterie, ni agression.

 

Propos recueillis par Catherine Robert

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