La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Nicolas Bouchaud

Nicolas Bouchaud - Critique sortie Théâtre Strasbourg Théâtre National de Strasbourg

Théâtre National de Strasbourg / Le Méridien / d’après Paul Celan / projet de et avec Nicolas Bouchaud / mes Éric Didry

Publié le 21 septembre 2015 - N° 236

Après La Loi du marcheur et Un métier idéal, Nicolas Bouchaud et Éric Didry s’emparent du Méridien, de Paul Celan. Le poète parle de sa propre pratique et du renversement opéré sur la langue allemande, maternelle et criminelle.

« Ce texte est un manifeste pour l’acteur. » 

La langue de Celan a la réputation d’être obscure. Comment surmonter cette réputation ?

Nicolas Bouchaud : Parlons d’ombre, motif très important dans la poésie de Celan, plutôt que d’obscurité : plus on donne d’ombre, plus la lumière peut apparaître. Le Méridien est un discours prononcé en 1960 à Darmstadt, lors de la remise du Prix Büchner. Quinze ans après la libération et la chute du régime nazi, alors que le déni est total et l’extermination jamais évoquée, Celan s’adresse aux membres du monde allemand des lettres et des arts dont beaucoup ont collaboré de près ou de loin : la situation du discours raconte quelque chose sur son acte d’écriture. Celan, dont les parents ont été victimes du nazisme, sait à qui il s’adresse. Pourtant, il ne dit pas tout, afin que son auditoire l’entende mieux. Ce n’est pas une pose : l’ombre permet que le poème soit entendu. Celan prend le masque du théâtre de Büchner, puis celui de Lenz, pour avancer face à son auditoire. Il dit partager avec Büchner la haine de l’art. Quel est cet art ? C’est l’art officiel, celui de l’idéalisme, celui d’un théâtre de type aristotélicien, qui n’a pas empêché les atrocités nazies et les orchestres de jouer dans les camps. Comme Büchner, comme Lenz, Celan cherche la créature humaine, l’extraordinaire dans le presque rien, le sentiment du beau surgissant d’un visage insignifiant.

Comment cela peut-il surgir ?

N. B. : Dans son discours, qui est un discours de poète, Celan se demande où est la poésie, quel est le moment ou le « je » se dégage, dans le renversement d’un acte libre. Lucille l’incarne dans La Mort de Danton, Lenz de manière plus aiguë encore. Quant à Celan, il pratique cette renverse dans l’écriture, en opérant un travail énorme sur la langue allemande, ouvrant les différentes possibilités sémantiques des mots et les donnant à réentendre. L’obscurité de la poésie de Celan n’est pas une obscurité qui nous met à distance du poème, c’est une obscurité qui fait que le langage n’est pas une représentation du réel. Cette haine revendiquée de l’art est en vérité une haine du mimétisme. Au fil de son parcours, l’écriture se raréfie ; ses derniers recueils sont composés de poèmes très courts qui nous transportent dans un paysage qu’on ne reconnaît pas immédiatement : on ne vérifie pas la réalité mais on est mis aux aguets, ce qui ouvre en nous une forme d’attention à une forme d’apparition de la parole. Le poème est un mode d’apparition du langage. Quand j’ai lu Le Méridien, tout ce que dit Celan sur le poème comme renverse du souffle, mode d’apparition du langage, forme de rencontre avec l’autre, c’était comme si un très grand metteur en scène me donnait des indications de jeu.

Comment concrétiser cela sur scène ?

N. B. : Je fais un pari avec les spectateurs en espérant qu’ils seront d’accord pour me suivre. Le Méridien est un discours, c’est un mode d’adresse, qui, en soi, n’est pas très complexe, mais qui dénonce ce qu’est une allocution. Comme dans nos deux précédents spectacles, nous cherchons des moments de présence en essayant de mettre en jeu mon propre rapport à Celan. Celan parle de Büchner, qui parle de Lenz, et je parle d’eux : un schème est posé qui vaut comme relai entre plusieurs personnes. Il s’agit de suivre la pensée du texte qui chemine, qui n’est pas totalement abstraite, et arrive à l’endroit de la poésie, au propre du « je » qui est là pour accueillir l’autre, lui adresser quelque chose. Le poème est comme une bouteille à la mer disait Mandelstam : celui qui le trouve y lira ce qu’il veut.

Qu’apporte la poésie de Celan au théâtre ?

N. B. : On passe avec lui d’une conception mimétique du langage à une conception poétique où la langue ne présente plus quelque chose mais est de l’ordre de la vision. Un poème n’est pas l’image d’un réel plus haut que le nôtre, les mots du poème constituent une réalité qui n’existe pas avant le poème : ils créent un paysage qui crée une attention et suscite quelque chose chez nous qui ne peut naître autrement. Le poème compose des paysages avec des mots. Au théâtre, on rencontre ça : la vision plutôt que la métaphysique. Une vision n’est pas une expression imagée de quelque chose. Comment l’acteur trouve-t-il cela en lui, sans s’appuyer sur le mimétisme ? C’est là ce qui rend son travail passionnant ! Il s’agit d’être dans la disponibilité, de laisser la vision comme elle arrive. Sans la préparer ; en cherchant l’organique qui la soutient : cela a à voir avec un certain état, avec le souffle. Ce texte est en cela un manifeste pour l’acteur : c’est cet indescriptible du génie de l’acteur qu’indique Celan. La poésie est ce qui recueille de l’infini dans du mortel et du presque rien : quand on regarde un acteur qui nous transporte, on voit son souffle, la direction de son souffle, on voit la vie. Voilà une belle définition de ce que c’est que la présence, la présence d’un qui respire, d’un qui parle.

Propos recueillis par Catherine Robert

A propos de l'événement

Le Méridien
du vendredi 2 octobre 2015 au dimanche 27 décembre 2015
Théâtre National de Strasbourg
1 Avenue de la Marseillaise, 67000 Strasbourg, France

Espace Grüber, 18 rue Jacques-Kablé. Du vendredi 2 au vendredi 16 octobre 2015. Du mardi au samedi à 20h ; le 4 octobre à 16h. Relâches les lundis et le 11 octobre. Tél. : 03 88 24 88 24. En tournée : Théâtre Vidy-Lausanne, du 27 octobre au 7 novembre ; Théâtre d’O, à Montpellier, du 10 au 14 novembre ; Théâtre du Rond-Point, du 26 novembre au 27 décembre.

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