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Avignon / 2014 Entretien Pierre-Michel Menger

L’intermittence, entre flexibilité et désintégration

L’intermittence, entre flexibilité et désintégration - Critique sortie Avignon / 2014
Crédit photo : Patrick Imbert / Collège de France

Idées / L’intermittence

Publié le 23 juin 2014 - N° 222

Pierre-Michel Menger est professeur du Collège de France et titulaire de la chaire Sociologie du travail créateur. Ses recherches renouvellent l’analyse théorique et empirique du travail, notamment à partir de l’étude des métiers artistiques. Les Intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible (Editions de l’Ehess, 2011) éclaire le statut de l’intermittence.

« L’avantage que procure un emploi absolument flexible, qui transforme le coût fixe du travail en coût totalement variable, a arrangé tout le monde. » 

Pourquoi parlez-vous, à propos de l’intermittence, d’un marché du travail désintégré ?

Pierre-Michel Menger : En 2012, environ 250 000 personnes ont travaillé au moins une heure pour un employeur relevant des annexes spécifiques de l’intermittence des spectacles dans l’assurance-chômage. La majorité d’entre elles n’ont eu qu’une contribution occasionnelle ou ponctuelle. Ce sont en réalité quelque 60 600 artistes (majoritairement employés dans le spectacle vivant) et 51 600 techniciens (très majoritairement employés dans l’audiovisuel et le cinéma) qui ont eu une activité assez soutenue pour être indemnisés par l’Unedic. Fait remarquable, les employeurs qui ont employé des intermittents, qu’ils relèvent du secteur des spectacles (28 100) ou d’autres secteurs (84 700), ont vu leur nombre progresser plus rapidement que celui des salariés intermittents : c’est ce que j’appelle un marché du travail désintégré.

Quel est l’intérêt de ce régime ?

P.-M. M. : L’intermittence ne concerne pas la totalité des salariés des spectacles ; l’emploi permanent y existe, bien sûr, mais l’essentiel de la croissance du secteur des spectacles a reposé depuis 25 ans sur la création d’emplois intermittents. L’avantage que procure un emploi absolument flexible, qui transforme le coût fixe du travail en coût totalement variable, a arrangé tout le monde : le secteur privé du cinéma et de l’audiovisuel et le secteur public de l’audiovisuel, les associations 1901 qui constituent l’immense majorité des employeurs du spectacle vivant, et l’Etat et les collectivités locales, qui ont utilisé pour l’essentiel la forme associative pour subventionner les structures et les événements (compagnies, troupes, festivals, etc.). Au total, tous les employeurs du secteur des spectacles ont un intérêt au moins équivalent à celui des salariés pour défendre l’intermittence, aussi longtemps qu’ils pourront transférer le déséquilibre du régime particulier des intermittents (1,1 milliards d’euros d’écart entre prestations versées et cotisations encaissées) sur l’ensemble des autres secteurs d’activité, au titre de la solidarité interprofessionnelle de l’assurance-chômage. Donc employeurs du secteur et salariés sont d’accord entre eux. Le cas de l’intermittence n’est pas un conflit social, elle ne le deviendrait que si les employeurs avaient des intérêts différents des salariés et de leurs représentants, ce qui ne s’est jamais vu jusqu’ici. C’est un cas exceptionnel, dans le marché du travail en France, et un cas sans équivalent à l’étranger. L’intérêt des employeurs est de disposer d’un système d’emploi qui n’a pas besoin du moindre choc de simplification, il est absolument et radicalement simple : aucune procédure pour vérifier la légalité de l’embauche ou de la fin du contrat, rien que des cotisations à payer avec le versement d’un salaire, et aucune responsabilité à l’égard de la carrière individuelle des salariés. La souplesse procédurale du contrat de travail d’usage est imbattable, aucun théoricien de l’économie capitaliste la plus concurrentielle ne pourrait rêver disposer d’un système plus abouti qui transforme les coûts fixes du travail en coûts variables.

Quelles sont les récentes évolutions de ce statut ?

P.-M. M. : Le déficit structurel du régime des intermittents est logé dans une conjoncture très dégradée de l’ensemble du marché du travail. En 2014, les mesures proposées pour l’intermittence ont notamment consisté à doubler la cotisation des employeurs et des salariés à l’assurance-chômage, et, suivant une recommandation de la CGT et des coordinations, à plafonner le cumul salaires / indemnités. Dans le même temps, les mesures générales adoptées pour réduire le déficit de l’ensemble de l’assurance-chômage ont commencé à consacrer le principe d’imbrication emploi-chômage, dont l’intermittence est une incarnation quasi parfaite, à travers les droits rechargeables et la suppression des règles encadrant la pratique de l’activité réduite. Bref,  l’intermittence fait école, sans que soit résolue la question de l’équilibre des comptes assurantiels d’un marché du travail à fort taux de chômage.

L’assurance matérielle et psychologique qu’offre ce statut peut-elle être mis en corrélation avec la qualité des créations produites ?

P.-M. M. : La réponse est double. Si l’on fait des comparaisons internationales, on ne peut établir de corrélation directe entre la qualité et la quantité de l’offre de spectacles, d’un côté, et le système d’emploi et de financement direct et indirect de l’offre, de l’autre. Dans d’autres pays, on produit autrement, et la quantité et la valeur de ce qui se produit ne se déduit pas simplement des mécanismes d’emploi et d’assurance-chômage des actifs du secteur. En France, comme toute l’offre du secteur des spectacles s’est progressivement modelée sur les sécurités et les avantages offerts par la flexibilité intermittente, surtout depuis les années 1980, les conséquences négatives d’un changement brutal de système seraient très importantes, puisque les employeurs ont entièrement reporté sur l’assurance-chômage à peu près la moitié du coût d’entretien de leur main-d’œuvre, de manière à se défausser de toutes les responsabilités classiques (et coûteuses) d’un employeur à l’égard de la carrière de ses salariés. A risque d’emploi inhabituel, il est logique d’associer des protections adaptées pour les salariés, et de proposer que les employeurs contribuent à la hauteur des bénéfices qu’ils en retirent.

Ce régime est-il à réformer, est-il réformable ?

P.-M. M. : Il est simple de répondre. Dans les spectacles, depuis plus de trente ans, l’offre de travail a augmenté plus vite que la demande, et créé cette corrélation paradoxale entre création positive d’emplois et progression du chômage indemnisable, qui est incompréhensible au regard du fonctionnement habituel du marché du travail. C’est que le travail est alloué sous forme de contrats au projet : le nombre de salariés augmente plus vite que le volume de travail, et les contrats n’ont cessé de se raccourcir, pour augmenter la flexibilité du système et du recours au chômage indemnisable. Soit on décide que l’exception française de l’intermittence n’est pas un problème, et la crispation triennale se perpétue, au rythme de la renégociation de l’assurance-chômage, les partenaires sociaux décidant de reconduire, aux modifications paramétriques près, le régime des intermittents, sans diminuer le déséquilibre des comptes assurantiels. Soit on change de principe et on demande aux employeurs de cotiser à proportion de leur utilisation d’un système d’emploi aux avantages imbattables, en modulant aussi les cotisations en fonction du secteur et de la taille des entreprises. Le message est alors : nous savons déjà tout sur les salariés (combien ils sont payés, combien ils sont indemnisés), nous devrions aussi savoir ce qu’est le compte assurantiel d’emploi des employeurs ; mais actuellement, rien n’est fait pour rendre cette information disponible, et replacer l’employeur au centre du débat.

 

Propos recueillis par Catherine Robert

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