La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2015 - Entretien Jean-Pierre Saez

La vie culturelle sous la coupe de l’équation budgétaire

La vie culturelle sous la coupe de l’équation budgétaire - Critique sortie Avignon / 2015
Jean-Pierre Saez

Culture, politique publique et territoires

Publié le 26 juin 2015 - N° 234

Si l’Etat maintient le budget du ministère de la Culture et de la Communication (+0,3% en 2015, -2% en 2014), il réduit considérablement sa dotation aux collectivités territoriales. Directeur de l’Observatoire de politiques culturelles, créé en 1989 à Grenoble, Jean-Pierre Saez décrit et analyse la réalité et les conséquences du fléchissement de l’ambition politique pour la culture.

Peut-on mesurer l’ampleur actuelle de la réduction de l’effort public pour la culture ?

Jean-Pierre Saez : Pour le moment, les informations qui remontent de toutes parts attestent d’une baisse assez générale de l’effort des Villes de 5 % à 10 % cette année avec des perspectives inégales l’année prochaine en ce qui concerne les budgets de fonctionnement. C’est cette ligne de dépenses qui est la plus sensible. Du côté des Départements et des Régions, sous réserve de vérification, la tendance est à la stabilisation des crédits culture en 2015, avec des baisses disparates. Mais on se souvient que les Départements ont en majorité sensiblement réduit leurs budgets culturels depuis 2009. Cependant, des Villes, des Régions et même des Départements résistent à cette décrue. Quant au ministère de la Culture, après un recul remarqué en 2013-2014, notamment en raison de son caractère symbolique, son budget en 2015 est reparti légèrement à la hausse et le Premier ministre vient de reconfirmer sa sanctuarisation annoncée en début d’année. Toutefois, les moyennes ne disent pas tout des réalités locales et de l’affectation des crédits qui peuvent relativiser comme accentuer ces tendances, sans compter les incertitudes générales sur l’avenir.

De quelles manières ce contexte de restriction budgétaire influe-t-il sur les politiques menées par les collectivités territoriales ?

J.-P. S. : Les effets de cette situation sont de divers ordres. Ils touchent d’abord au climat général dans les politiques culturelles et au moral des acteurs.  On fait le grand écart entre morosité et désir ardent de poursuivre le travail artistique et culturel, de porter de nouvelles interrogations souvent en écho aux débats de société. On oscille entre stratégie de protection de soi et esprit de solidarité. Localement, il faut être courageux parfois pour prendre la parole et contester des choix municipaux. De plus, des cas de censure et d’interventionnisme patents sont signalés. Quant aux conséquences pratiques, elles peuvent être très rudes pour certaines équipes qui ne parviennent plus à maintenir projets et emplois.  La « cartocrise » nous propose une photographie utile concernant la situation de nombreuses structures de création artistique – festivals, théâtres, centres d’art contemporain, orchestres…-. Reste à interpréter ces instantanés qui font référence à des cas disparates. Il faudrait de plus évoquer la restriction des subventions pour de très nombreux organismes artistiques et culturels ainsi que la situation de structures culturelles en régie, bibliothèques ou musées, dont les budgets d’acquisition, d’action culturelle ou d’expositions sont en régression, dans certains cas depuis plusieurs années. Je n’oublie pas non plus les conservatoires dans ce tableau général. Le résultat est très concret : il se traduit par moins de projets, moins de vie culturelle dans les quartiers ou territoires qui en auraient le plus besoin, et moins d’emplois (directs et indirects…). Mais la période est aussi à l’émergence de nouveaux gestes artistiques, de nouvelles manières de travailler ensemble et à celle de nouveaux acteurs, dans le champ numérique notamment. C’est une période de métamorphose où il y a à perdre et à gagner, dans des proportions inconnues…

« Le paradigme gestionnaire gagne du terrain au détriment d’un grand dessein pour et par la culture. »

Cette baisse est-elle uniquement due à des contraintes budgétaires ?

J.-P. S. : Les contraintes budgétaires sont évidemment fortes puisque la dotation de l’Etat aux collectivités territoriales connaît une baisse historique représentant 11 milliards d’euros sur 3 ans. On imagine dans ces conditions que l’équation budgétaire n’est pas simple. Cela signifie que l’époque appelle de la part du politique plus de vision, plus d’imagination et plus de discernement. Le moment est compliqué et l’on n’a pas inventé la boussole pour le traverser. On constate plutôt que le paradigme gestionnaire gagne du terrain au détriment d’un grand dessein pour et par la culture. On perçoit depuis plusieurs années déjà, malgré la résistance d’un certain nombre d’élus,  un fléchissement de l’ambition politique pour la culture. Ce n’est plus un domaine considéré comme prioritaire et sa spécificité, ses qualités, sa contribution à la vie de la cité, sa fragilité intrinsèque, ne semblent plus être des arguments suffisants pour le protéger. Or, sur le plan budgétaire, s’il est nécessaire de diversifier les sources de financement pour la culture, il est faux de considérer que le mécénat, le financement participatif, les crédits européens ou les stratégies de mutualisation vont prendre le relais mécaniquement, sans compter que l’on évalue encore mal les conséquences de cette tendance lourde vers laquelle nous sommes menés en termes de prise en compte de l’intérêt général. Peut-on alors concevoir un nouvel entrepreneuriat culturel qui préserve l’esprit de notre modèle culturel ? D’un point de vue politique, quel paradoxe de considérer que les activités artistiques et culturelles représentent une manne pour l’économie, une marque de fabrique de notre pays, une ressource vitale pour le vivre ensemble, et de ne pas retraduire en actes ces constats à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui ! Les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont certes été un électrochoc et un révélateur de fractures auxquelles on n’a pas porté l’attention suffisante depuis bien trop longtemps. Mais de l’émotion à l’action, il y a encore trop d’inertie. Au passage, contrairement à un certain discours ambiant, la recherche et la sociologie contribuent souvent à saisir et anticiper les tendances de fond qui traversent la société. Il faudrait surtout mieux s’en servir.  

Connaît-on l’impact de la réforme des collectivités territoriales en termes de politique culturelle ?

J.-P. S. : La réforme parle peu de culture, ce qui est somme toute une tradition législative assez courante pour ce type de réforme. Il est bien question de compétence culturelle partagée entre les collectivités, mais cela ne représente pas un garde-fou. Personnellement, j’étais favorable à l’idée d’une compétence culturelle obligatoire, partagée et sans fléchage pour toutes les collectivités, histoire de disposer d’un marqueur ou d’un outil moral opposable. Mais il paraît que le législateur ne saurait traduire la notion de compétence obligatoire que de manière exclusive, ce qui impliquerait de distinguer les rôles culturels des pouvoirs locaux d’une manière systématique. Imagine-t-on alors confier la responsabilité de la création à un seul niveau de collectivité ? On voit bien l’écueil. Cela dit, la réforme des Régions va forcément impacter les politiques culturelles, susciter des regroupements et des mutualisations, développer des mises en réseau et des coopérations inédites, conduire à l’écriture de nouveaux projets régionaux où la culture devrait avoir un rôle éminent à jouer, si la volonté politique est au rendez-vous. De son côté, l’intercommunalité culturelle – notamment dans les métropoles – va lentement continuer de progresser, ce qui est plutôt bien pour permettre de meilleures articulations entre territoires de vie et de projet. Mais compte tenu du contexte budgétaire, elle n’apportera pas la même plus-value que dans les années 2000. Quant à la coopération entre collectivités, une nouvelle page s’ouvre pour elle. Il faut espérer qu’elle sera plus productive et mature que dans les années passées.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

A consulter : http://www.observatoire-culture.net/

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