La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2016 - Entretien Entretien Laure Belot

La Déconnexion des élites

La Déconnexion des élites - Critique sortie Avignon / 2016
© Quintin Leeds Laure Belot, journaliste au quotidien Le Monde.

Société et révolution numérique

Publié le 26 juin 2016 - N° 245

Journaliste au quotidien Le Monde, Laure Belot a réalisé une enquête passionnante observant et analysant les implications de la révolution numérique. Dans tous les domaines, internet bouscule l’ordre établi et dérange les organisations existantes. Un état des lieux qui invite à devenir un citoyen averti. 

Comment est né ce livre ?

Laure Belot : D’une manière générale, je m’intéresse aux phénomènes émergents dans la société, je recherche les signaux faibles qui indiquent et préfigurent certaines orientations futures possibles. C’est au départ une enquête sur le site leboncoin.fr, lancé en 2006, qui m’a interpellée. Avec en 2013 17 millions de visiteurs uniques chaque mois et aujourd’hui environ 23 millions, la plateforme a connu une ascension impressionnante. Au-delà de son aspect commercial, je me suis dit qu’un tel succès signifiait nécessairement quelque chose d’un point de vue sociétal. J’ai demandé aux responsables du Boncoin de m’ouvrir leurs données, ce qu’ils ont accepté, mais la surprise est venue du fait que les experts que j’ai contactés pour poser leur regard sur Leboncoin soit ne connaissaient pas le site soit ne s’y intéressaient pas. Cinq experts ont finalement apporté leur contribution : le médiéviste Jacques Le Goff, l’historienne Laurence Fontaine, le philosophe Patrice Maniglier, l’économiste Michèle Debonneuil et le sociologue Alain Caillé. Ce moment où j’ai constaté le décalage entre le haut de la pyramide sociétale et les agissements des citoyens a été pour moi le premier signal faible de cette déconnexion des élites. J’ai ensuite réalisé une série d’enquêtes sur le big data, le financement entre particuliers, la formation des nouvelles élites, et constaté chaque fois ce même décalage. Le cumul de ces expériences a fait sens. De façon révélatrice, la parution dans Le Monde d’une enquête intitulée Les Elites débordées par le numérique (le 26 décembre 2013) a généré des centaines de milliers de pages vues sur le site, et j’ai reçu des messages de tous horizons d’une communauté francophone soulignant que cette enquête mettait le doigt sur quelque chose de central dans leurs vies. D’où le livre.

Et quel a été l’impact du livre ?

L.B. : Je suis sollicitée de toutes parts ! Dans chacun des domaines que le livre explore – l’économie, l’éducation, la politique, la recherche, la formation des nouvelles élites… -, des acteurs me saisissent. Entreprises, administrations, associations, monde académique… Ces multiples contacts traduisent à quel point il existe une vraie difficulté à appréhender ces changements. Au fur et à mesure de mes interventions, je me suis rendu compte que la première difficulté était pour les différents acteurs de comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une révolution technologique, mais d’un véritable basculement de civilisation. Je ne défends pas un cyber-optimisme béat, je cherche au contraire à comprendre pourquoi et comment le monde se transforme.

« Il ne s’agit pas seulement d’une révolution technologique, mais d’un véritable basculement de civilisation ».

Comment définissez-vous ce basculement ?

L.B. : Nous sommes dans un moment charnière où le lien à l’autre est en train de changer. Les gens se saisissent du numérique pour faire, pour créer, pour communiquer, pour apprendre, pour mettre en place des actions politiques, culturelles ou commerciales. C’est le bas de la société qui pousse. Le numérique permet de concrétiser des projets en se passant des intermédiaires traditionnels et en contournant des fonctionnements qui peuvent paraître inappropriés ou vécus comme abusifs. Dans tous les domaines, cette désintermédiation bouscule les pyramides existantes et l’ordre établi, dérange l’entre soi. Ce n’est pas nouveau que les idées viennent des marges. Ce n’est pas nouveau non plus que le pouvoir soit réticent face à une révolution technologique ; ce qui est inédit, c’est la possibilité de mettre en œuvre rapidement une idée, à un coût assez faible, et dans un monde sans frontières où tout s’accélère. C’est pourquoi il s’agit de comprendre les signaux faibles, car ne pas les saisir, c’est passer à côté de la société et de ses évolutions, et aussi de quelque chose qui peut potentiellement emporter un secteur d’activité ou chambouler un système ou organisation. Pour une entreprise, le défi est de comprendre l’importance de ces signaux faibles, puis de s’adapter et devenir agile. Ce qui n’est pas simple pour une structure pyramidale classique.

Concrètement, quels sont ces signaux faibles dont vous parlez ?

L. B. : Ces signaux concernent toutes les activités humaines. La difficulté est que certains signaux faibles vont le rester, alors que d’autres peuvent être l’amorce de mutations d’ampleur. Par exemple, lorsque des jeunes ont commencé à échanger des fichiers musicaux via Napster, certains ont pensé facilement étouffer le phénomène et ont dénoncé son illégalité : quinze ans après, l’industrie culturelle dans son ensemble a été bouleversée par ce nouvel usage. Aujourd’hui, dans le domaine de l’édition, de grandes plateformes comme wattpad accueillent des textes autoédités, textes que parfois le monde de l’édition cherche à récupérer afin de les rééditer sous forme papier pour les monétiser. Tel le succès mondial de Anna Todd, After. J’ai interviewé plusieurs écrivains qui s’autoéditent, c’est un signal faible, mais important. Internet génère de nouvelles façons de s’organiser parfois très porteuses. La plateforme kenyane Ushahidi, en accès libre, a été créée en 2007 par des jeunes qui proposaient une carte numérique pour montrer les rues de Nairobi à éviter lors des émeutes post-électorales. Depuis plus de 60000 projets se sont emparés de ce programme, pour par exemple signifier des fraudes électorales en Colombie ou aiguiller les secours lors du tremblement de terre au Népal. Dans un tout autre secteur, des plateformes de financement entre particuliers se développent et contournent le système bancaire, et permettent de démocratiser l’accès au financement. Alors que les femmes peinent souvent à obtenir des prêts par les circuits traditionnels, 47% des projets financés grâce à la plateforme Indiegogo sont des projets de femmes ! De telles initiatives remettent en cause les organisations existantes.

Les élites françaises sont très normées. Comment appréhendent-elles ces phénomènes ?

L.B. : Il est assez compliqué pour les institutions d’accepter d’être ainsi bousculé par le bas de la société ! Dans le cas de révolutions technologiques majeures, ce sont souvent le secteur privé et les marchands plus que le pouvoir en place qui ont plus de facilité pour s’emparer des innovations. En France, les grands corps de l’Etat se conforment à une structure pyramidale, et notre Droit même est défini par des lois soumises à dérogation, tandis que dans d’autres pays, l’idée de contrat prévaut et implique les autorités et d’autres composantes de la société. Nous avons été très innovants avec la Révolution en matière politique, nous le sommes bien moins avec le numérique. Comme le souligne le constitutionnaliste Dominique Rousseau : « Nous avons actuellement une classe dirigeante très bien formée pour faire fonctionner l’Etat et non la société. » L’un des défis importants des institutions est d’attirer les jeunes générations créatives, qui n’ont pas envie d’entrer dans les grosses structures ou d’intégrer des modèles pyramidaux. Et si les élites sont débordées par le numérique, les grands relais classiques le sont aussi – partis politiques, syndicats, grandes associations… Lors d’un appel à témoignages sur la désintermédiation, en 2013, j’avais été frappée par la multiplication d’initiatives protéiformes (crowdfunding, pétitions en ligne…) venant de jeunes et visant à faire bouger les choses, à agir dans la société même. De telles démarches questionnent l’évolution du lien entre gouvernants et gouvernés. Le mouvement est profond.

N’est-on pas dans une réactivité tous azimuts qui manque de repères et de limites ?

L. B. : L’homme n’est ni meilleur ni pire lorsqu’il est connecté ! On assiste à une accélération du monde fulgurante par rapport au temps de construction d’une société. Cette époque, complexe, riche mais aussi déstabilisante, demande, de fait, beaucoup de créativité pour imaginer de nouveaux cadres politiques, éthiques, juridiques. John Hennessy, président de l’Université de Stanford, a rendu obligatoire les cours de philosophie et d’éthique dans les filières techniques. A Berkeley, les jeunes étudiants de filières littéraires ou artistiques doivent, eux, suivre des cours de « big data » pour comprendre entre autres l’usage qui est fait de leurs données personnelles. Michael Jordan, ponte du big data et professeur dans cette université, explique ainsi que face à la puissance des plateformes internet telles Google, Apple, Facebook, Amazon et autres géants, il est nécessaire qu’ils deviennent des citoyens avertis. Qui fixe les limites ? Qui pense le monde qui vient ? Nous avons tous la possibilité d’accepter ou non certains agissements, telle l’utilisation de nos données. C’est notre audience mondiale qui rend ces plateformes si puissantes, et nous devons nous saisir de ces questions. C’est pour mieux appréhender cette révolution que j’ai écrit ce livre…

 

Propos recueillis par Agnès Santi

 

A lire. La Déconnexion des élites, comment Internet dérange l’ordre établi. Editions des Arènes, 2015.

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