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Programmer la danse : des enjeux citoyens ?

Programmer la danse : des enjeux citoyens ? - Critique sortie Danse
Légende Christophe Martin « Malgré les 40 ans de travail effectués, on est resté au milieu du gué. », souligne Christophe Martin. Légende Philippe Buquet : « Soyons clair : si c’est possible à Chalon, c’est possible partout », déclare Philippe Buquet. Légende Caroline Druelle « La danse facilite le lien social, les rencontres. » Légende Emmanuelle Jouan. « Il faut développer pour prouver que ce n’est pas un art élitiste », souligne Emmanuelle Jouan. Légende Jean-François Munnier « La relation chorégraphe/public est un rapport au corps totalement engagé, au moment où le rapport au toucher, à l’autre, est en train de disparaître », remarque Jean-François Munnier. Légende Valérie Baran « « Il n’y a pas de culture sans danse, » affirme Valérie Baran.

Débat croisé / Valérie Baran / Philippe Buquet / Caroline Druelle / Emmanuelle Jouan / Christophe Martin / Jean-François Munnier /

Publié le 27 février 2016

La question est vaste, et pour mieux la cerner, nous avons interrogé six programmateurs qui ont inclus la danse contemporaine dans leurs projets. Il s’agit de Valérie Baran, directrice du Tarmac, Philippe Buquet, directeur de l’Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône, Caroline Druelle, directrice du Théâtre Paul Eluard, Scène Conventionnée Danse de Bezons, Emmanuelle Jouan, directrice du Théâtre Louis Aragon, Scène conventionnée danse de Tremblay, de Christophe Martin, directeur de Micadanses, Association pour le développement de la danse à Paris, Jean-François Munnier, directeur de l’Etoile du Nord, Scène conventionnée danse à Paris, et du festival « Concordanse ».

Disons-le d’emblée, cette question de la citoyenneté interroge une multitude de pratiques, de points de vue, mais qui tous ont pour ambition d’inscrire la danse au cœur de la cité. Les raisons en sont nombreuses, mais la première d’entre elle vise à « remettre du corps, du sensible dans le quotidien ». Comme le souligne Caroline Druelle « ça facilite le lien social, les rencontres ». Mais aussi, à l’heure où tout un chacun est coincé derrière un écran, où les relations sont médiatisées par les « réseaux sociaux », la présence d’un corps en chair et en os sur un plateau devient un moment fort. « Peu d’arts offrent cette puissance d’incarnation », souligne Christophe Martin. Mieux, « Il n’y a pas de culture sans danse, elle s’origine dans l’histoire de chaque individu, dans sa diversité d’expressions. Elle vient nourrir notre vision du monde, c’est presque le socle de l’humanité », affirme Valérie Baran.

Un langage universel

« La danse est un langage universel perçu par tous les publics », renchérit Jean-François Munnier « c’est particulièrement sensible chez les enfants qui ont un imaginaire vagabond sans a priori. La danse jeune public fonctionne mieux que le théâtre à cet égard. C’est une discipline qui a su se nourrir et partager son expérience avec de nombreux publics. C’est un art plus agité, avec plus d’inventivité, et la relation chorégraphe/public est un rapport au corps totalement engagé, au moment où le rapport au toucher, à l’autre, est en train de disparaître ». Jean-François Munnier sait de quoi il parle, qu’il s’agisse de faire intervenir la chorégraphe Maxence Rey qui demande à des femmes du 18e arrondissement de dévoiler une partie de leur corps lors d’un atelier très fermé, ou de mettre en mouvement des écrivains dans son Festival Concordan(s)e. « Il n’y en a pas un seul qui ne m’ait pas dit avoir été perturbé et nourri ou transformé par cette conscience du corps ». D’une manière fondamentale, parce que la danse met le corps en scène d’une manière singulière et originale, la danse contemporaine peut propager d’autres modèles de corps. « On a pris l’habitude de voir sur scène des corps performatifs et plutôt formatés. Ce serait bien de pouvoir en représenter aussi la diversité », fait remarquer Christophe Martin. « Il existe certains types de danse à promouvoir dans une perspective citoyenne, par exemple ce qui conjugue danse et handicap. On veut en tenir compte, sans pour autant accepter de la regarder en face. Or il y a de vrais professionnels sur les plateaux. »

Favoriser la diversité des publics

Et, de plus, « la danse est un vecteur extraordinaire à l’endroit de l’action culturelle » selon Philippe Buquet. Car les chorégraphes et les danseurs ont eux-mêmes le goût de s’investir à tous les endroits de la vie en commun. On sait à quel point ils sont prêts à toutes les rencontres, et formés – souvent sur le tas – à la médiation avec tous les publics, au point de développer une sorte d’excellence dans ce domaine. Du coup, la danse est la championne toutes catégories en matière de diversité des publics, comme le remarquent nos programmateurs, et même dans un lieu comme le Tarmac, où les publics sont plus représentatifs de la population que dans d’autres théâtres. « Le milieu de la danse est vraiment ouvert au monde, ce qui fait une différence avec un certain conservatisme du milieu théâtral » reconnaît Valérie Baran. Même son de cloche au Théâtre Louis Aragon, scène conventionnée danse de Tremblay-en-France,  où Emmanuelle Jouan reconnaît « qu’il n’est pas vraiment plus compliqué ici de programmer de la danse, du cirque ou du théâtre. Ce qui diffère, c’est que les artistes chorégraphiques ont une capacité d’invention, d’investissement, pour parler de leur travail, d’une richesse folle. On danse partout, à toute heure. Sans faire d’ostracisme, ce sont des formes culturellement ou socialement inscrites d’aller voir au théâtre une création contemporaine. Cette faculté de rencontre nous a permis une imprégnation, une porosité avec les artistes. Du coup, la diversité est aussi dans la salle. C’est très important. La ville est très scindée. D’un côté les grands ensembles, de l’autre la zone pavillonnaire. Le théâtre est l’un des seuls endroits où ils se rencontrent, où ils dînent ensemble, et ça se passe bien, dans un respect mutuel ».

Avoir des artistes dans le théâtre

L’un des secrets de cette réussite, c’est d’avoir des artistes chorégraphiques en résidence. Trois à Tremblay, deux à Bezons, trois à l’Etoile du Nord (un en résidence longue et deux en résidence de création). Quant à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône et au Tarmac, on privilégie carrément la production, ce qui implique, bien évidemment, une présence d’artistes au sein de ces maisons. « C’est la présence des artistes qui nous donnent la « niaque », l’envie de nous renouveler, de nous dynamiser. » avoue Emmanuelle Jouan. Après, à chacun d’imaginer ces actions qui permettent au public de rencontrer la danse contemporaine sous toutes ses formes.  Jean-François Munnier privilégie les temps de rencontre avec le public. Il a inventé l’Open Space, des rencontres entre les artistes et le public à l’occasion de présentations d’un quart d’heure. « C’est un acte d’engagement, de montrer que la barrière entre artistes et spectateurs peut tomber, que l’on est tous au même niveau. C’est une façon de rendre accessible la relation, montrer que toute question est la bienvenue, mais aussi créer une étincelle chez le chorégraphe. C’est une forme de partage de la citoyenneté. ». À Bezons, depuis 1995, tous les enfants de la maternelle à la  CM2 viennent voir trois spectacles par an, et la démarche s’est étendue aux collèges et aux lycées. « Et ça continue via le théâtre en famille. Les enfants invitent les parents, ça marche super bien. Certains découvrent le Théâtre Paul Eluard comme ça. On les voit revenir, avec ou sans enfants, avec des copains, des voisins parce qu’ils se sentent à l’aise ici.  On sait que ça laisse des traces, même si ça ne se mesure pas en chiffres. » raconte Caroline Druelle.

Un art pour le plus grand nombre

Tous sont d’accord, les affiches ne suffisent plus. Il faut aller chercher les spectateurs un par un. Quel que soit le type de spectacle d’ailleurs. Mais programmer la danse reste un acte militant, car le public – tout comme certains théâtres – reste « frileux » quant à cette discipline accusée « d’élitisme » à tout bout de champ. « C’est une question qui a pu se poser au moment du conventionnement danse. On peut faire bouger les lignes mais il faut développer pour prouver que ce n’est pas un art élitiste », souligne Emmanuelle Jouan. «  Ici, nous sommes dans un monde ouvrier, industriel et rural, sans université. Il faut en tenir compte. Mais il faut aussi une ambition, » affirme Philippe Buquet. «  Quand je suis arrivé à l’Espace des Arts, au début des années 2000, je considérais que la danse était sous-représentée. Mais poser une affirmation de cet ordre suppose que ce soit visible sur un plateau et lisible dans un projet. J’ai choisi un répertoire contemporain représentatif d’un paysage chorégraphique pertinent. Soit le contraire d’un best off des compagnies à la mode ou d’une chapelle. Il était capital de ne pas proposer un point de vue discriminant ». Un point de vue que partage Christophe Martin à Micadanses : « Malgré les 40 ans de travail effectués, on est resté au milieu du gué. On n’a pas réussi à modifier l’image de la danse dans la société, c’est un semi-échec. On n’a pas su consolider l’impact de la danse contemporaine sur le grand public. Pour beaucoup de personnes, ça reste abscons. Même si bien sûr, il y a des chorégraphes qui touchent un vaste public. Comment peut-on modifier l’image de la danse dans la société ? Ça devrait être l’enjeu, par exemple, d’un CND (Centre national de la Danse). C’est un outil suffisamment puissant pour s’emparer de cette question ».

Un enjeu politique

Pour Philippe Buquet, programmer la danse, c’est déjà un enjeu… politique ! « Il y a un enjeu citoyen dans notre mission qui est artistique et pédagogique. Mais c’est surtout un enjeu politique, car la danse est encore plus fragile que les autres arts et en sous-financement. Or c’est un manque à gagner artistique qui dépasse le seul cadre de la danse. Nous avons développé un travail de production déléguée. Faire ce travail et le communiquer est une manière amicale de dire que ça ne va pas. Et comme je n’ai pas de casquette danse, on m’écoute autrement ». Mais surtout, après les attentats de janvier et de novembre, la question des enjeux citoyens véhiculés par la danse et par le corps prend tout son relief. Tous affirment qu’il ne faut pas céder d’un pouce sur ces valeurs, à l’instar de Christophe Martin : « je dirais que l’engagement citoyen consiste à faire ce qu’on doit faire sans concession. Si un spectacle comporte de la nudité, ou de la sensualité, il ne faut pas s’autocensurer mais au contraire pleinement l’assumer. » N’empêche, si on est sur la même longueur d’ondes, à Tremblay, à Bezons, ou dans le 18e arrondissement, on tempère. «  Il y a des spectacles qui viennent se cogner contre la société. On essaie de trouver des solutions sans censurer. On partage avec l’équipe artistique le questionnement. On les avertit que 50% de la salle peut sortir ou on prépare, on prévient. Tout est possible dès qu’on a le temps et les moyens d’accompagner. Sinon, c’est très violent, très méprisant de balancer les choses comme ça. » fait remarquer Emmanuelle Jouan.  Mais l’engagement citoyen c’est d’abord amener la danse pour tous les publics, quels que soient le lieu, le contexte, et les résistances. « Ce n’est pas parce qu’on est à Tremblay que la population ne doit pas avoir accès à la création contemporaine d’un haut niveau de qualité artistique. Il ne doit pas y avoir de relégation. Il faut affirmer que cette création n’est pas réservée à Paris. Sinon, on renforce ce sentiment de mésestime, et la souffrance première, ici, c’est le manque d’estime de soi. C’est ce qui est au cœur de toutes les perditions. Donc il faut donner de la valeur. C’est ce sur quoi il ne faut jamais lâcher. » assure Emmanuelle Jouan.  Reste que les a priori sur la danse ont la peau dure et que les programmateurs qui privilégient l’art chorégraphique sont des passionnés, des têtus, qui ont de l’enthousiasme à revendre :  «  Je me souviens, déclare Philippe Buquet,  de ce que j’ai entendu en arrivant : ça ne marchera pas ! Vu mon caractère, ça m’a plutôt stimulé. Il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles. J’ai programmé entre quinze et vingt représentations de danse par an. L’Espace des Arts est devenu une scène importante pour la danse. Soyons clair : si c’est possible à Chalon, c’est possible partout. Si on multipliait ce travail dans tous les théâtres on enrichirait le paysage global. C’est plein sur la saison, et pas que sur des blockbusters comme Decouflé. Les gens comprennent notre programmation, intrigante, parfois, rugueuse quelquefois. Mais il faut engager la manivelle pour faire tourner le moteur ! »

 

Agnes Izrine

A propos de l'événement


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