La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Etat des lieux de la danse en France

L’émergence affirmée de la subjectivité

L’émergence affirmée de la subjectivité - Critique sortie
© E. Hochberg

Publié le 30 novembre 2011

Docteur en histoire de l’Institut universitaire européen de Florence, enseignant l’histoire et les théories de la danse et du théâtre à l’université, responsable des Publications de la danse de l’Opéra national de Paris, Laure Guilbert analyse l’émergence et l’influence de la danse moderne en Europe et en France, préfigurant l’avènement de la danse contemporaine et ses questionnements.

Comment définir l’évolution – ou la révolution – que la danse a connue au début du XXe siècle ?
Laure Guilbert :
La danse a connu à la fois un bouleversement et une évolution inscrite dans une continuité. La notion de révolution est à prendre avec prudence : des évolutions au long cours ont permis aux mentalités, aux manières de vivre, aux sensibilités de changer, facilitant ainsi à certains moments des tournants plus rapides au cœur de transitions longues. Ainsi dans l’histoire du corps, des choses fondamentales se sont manifestées au début du siècle, notamment dans la culture allemande, témoin de la recherche intense de nouvelles formes d’expression et de spiritualité que l’on a pu repérer dans les arts, autour de l’expressionnisme, et dans ce que l’on a appelé « les réformes de la vie ». L’explosion de la modernité en Europe a aussi été déterminante, car elle a transformé la place et le rôle de l’artiste dans la société. Auparavant, l’artiste était modelé, guidé dans son regard par des écoles académiques, des structures instituées de longue date. Mais il s’en est affranchi, renversant les priorités et mettant désormais en avant sa propre subjectivité. Ce renversement a ouvert la voie à une extraordinaire créativité. Dans la danse moderne, cette liberté s’est traduite par un nouveau rapport au corps, au mouvement, à l’imaginaire et aux processus de création. L’idée centrale est que l’artiste – qu’il soit interprète, pédagogue ou chorégraphe – est avant tout un créateur, et que sa danse s’invente en temps réel, indépendamment de préceptes extérieurs à elle-même.

« L’explosion de la modernité en Europe a été déterminante, car elle a transformé la place et le rôle de l’artiste dans la société. »

Qu’est-ce qui a influencé cette émancipation en France ?
L. G. :
En France, aucune école moderne n’a véritablement essaimé avant les années 1950 et le travail développé par Jacqueline Robinson, Françoise et Dominique Dupuy, Karin Waehner et Jerome Andrews. Ces maîtres formeront plusieurs générations, dont celle qui sera à l’initiative de la danse contemporaine au tournant des années 1980. Mais, dans la première moitié du XXe siècle, la révolution moderne est beaucoup plus profonde à l’Est et au Centre de l’Europe – territoires moins marqués par le ballet -, notamment autour d’Emile Jaques-Dalcroze, de Rudolf von Laban et de leurs disciples. La France est alors surtout sous l’influence des cultures étrangères et des artistes étrangers de passage, qui, sans nécessairement faire école, marqueront de nombreux individus – poètes, danseurs, photographes, peintres, etc. – et prépareront le terrain des évolutions futures. Elles arrivent tout d’abord via les expositions universelles au début du siècle, avec les premières troupes japonaises de kabuki et les danses cambodgiennes, qui fascinent par leur nouveauté absolue. Elles viennent aussi du continent américain, avec les danseurs libres – Loïe Fuller, la famille Duncan, Ruth Saint-Denis -, et les danseurs de société, dont les cours et dancings pullulent bientôt à Paris. Elles arrivent enfin via la Russie, avec les Ballets Russes, dont l’impact médiatique sera majeur. C’est dans ce contexte de bouillonnement que les premiers danseurs modernes ouvrent leur studio à Paris – Dussia Bereska, puis les exilés Heinz Finkel, Ludolf Schild et Jean Weidt -, et introduisent les idées novatrices de l’école allemande : un nouveau rapport à l’espace et au temps, la notion de rythme, l’approche du corps comme entité globale – physique et spirituelle -, les processus de composition et d’improvisation, etc. Ils font aujourd’hui partie des oubliés de l’histoire, mais leur enseignement et leur mémoire ont circulé de façon souterraine, notamment grâce au couple Dupuy – toujours extraordinairement actif -, qui a bien connu Jean Weidt et a dansé dans sa compagnie.

Quand s’achève la période de la danse moderne et quand commence celle de la danse contemporaine ?
L. G. :
Les transitions ne sont pas vraiment nettes en France. Pendant longtemps, la danse contemporaine a eu le sens peu précis de « danse du présent ». Ce sont en fait les artistes eux-mêmes qui se sont réappropriés le terme au tournant des années 1980, lui donnant le sens d’une « jeune danse » ou « danse d’auteur » et la distinguant du courant de la danse postmoderne américaine. On peut dire en tout cas que quelque chose qui se distingue de l’esthétique de la danse moderne germine et devient plus visible à partir des années 1970. C’est le résultat d’un métissage  – un temps conflictuel – qui croise le travail de transmission des danseurs modernes de l’école allemande et les diverses techniques de la modern dance que de nombreux jeunes français sont allés chercher à New York et que certains artistes américains apportent en venant s’installer en France, comme Alwin Nikolais ou Carolyn Carlson. Avec la reconnaissance institutionnelle de ces impulsions nouvelles par le ministère de la Culture dans les années 80, qui développe une politique chorégraphique sur l’ensemble du territoire, les bases sont alors données pour favoriser et accompagner durant de longues années une créativité de qualité. Aujourd’hui, la définition de la danse contemporaine s’est complexifiée. Elle se définit moins par des filiations et des écoles de mouvement que par les cheminements propres de chaque artiste, qui puisent à des sources multiples, de plus en plus décloisonnées et interdisciplinaires.

Propos recueillis par Agnès Santi

A lire : Danser avec le IIIe Reich. Les danseurs modernes sous le nazisme, Editions Complexe

A propos de l'événement


x

Suivez-nous pour ne rien manquer sur le spectacle vivant

Inscrivez-vous à la newsletter

x
La newsletter de la  Terrasse

Abonnez-vous à la newsletter

Recevez notre sélection d'articles sur le spectacle vivant