La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2015 - Entretien Krystian Lupa

Des Arbres à abattre

Des Arbres à abattre - Critique sortie Avignon / 2015 Avignon La Fabrica
Crédit : Piotr Skiba Légende : Le metteur en scène polonais Krystian Lupa.

La FabricA / d’après Thomas Bernhard / mes Krystian Lupa

Publié le 26 juin 2015 - N° 234

Après Perturbation en 2013, le metteur en scène polonais Krystian Lupa poursuit son exploration de l’œuvre de Thomas Bernhard avec Wycinka Holzfällen (Des Arbres à abattre).

Dans un précédent entretien* à propos de votre mise en scène de Perturbation, vous expliquiez que Thomas Bernhard représente toujours une réalité très différente de celle que nous avons l’habitude de percevoir. Quelle réalité particulière révèle Des arbres à abattre ?

Krystian Lupa : Des arbres à abattre est plus directement autobiographique que Perturbation – roman que l’on peut qualifier de vision et au sein duquel se dégage une métaphore hypnotique – car il s’agit d’un compte-rendu d’une véritable rencontre avec le groupe artistique Tonhof (fondé par le compositeur Lampensberg). C’est à ce groupe que Bernhard doit son initiation artistique, avant la rupture, suite à un conflit personnel avec le leader du groupe, mais aussi après avoir constaté la dégradation rampante, en son sein, des valeurs artistiques sacrées qui avaient présidé à sa naissance. Vingt ans plus tard, suite au suicide de l’actrice et danseuse Joana Thul, autrefois muse du groupe, le narrateur observe avec frayeur l’avancée de cette dégringolade spirituelle et tente d’en percer les raisons. Le texte lie des observations et des accusations en un nœud inextricable et obsessionnel. Les artistes ne cessent de se prostituer, soumis à tout ce qu’ils combattaient du temps de leur jeunesse initiatique et révoltée. On voit alors lentement apparaître la métaphore bernhardienne : à mesure que le dîner prend la forme d’une apocalypse absurde, ses participants se transforment en une mini-société archétypique faite de fous balbutiants. Surgit également le motif d’un voyage mythique vers le pays des rêves et des promesses, associé au souvenir de Joana Thul, dédicataire des premières pièces de Bernhard qu’ils jouaient ensemble, en enregistrant leurs répétitions sur bande magnétique. L’ambiance sinistre et absurde de la rencontre transforme cette évasion mentale en un voyage mystique. C’est ici, à mon sens, que se croisent les narrations des deux romans, Perturbation et Des arbres à abattre.

« Le texte lie des observations et des accusations en un nœud inextricable et obsessionnel. »

Sur quels aspects de cette dernière œuvre souhaitez-vous centrer votre mise en scène ?

K. L. : Ce qui m’a poussé à mettre en scène Des arbres à abattre, c’est son tranchant critique, ce sont les moments exceptionnels d’observations très suggestives dont jaillit une réflexion critique, qui donne lieu à des synthèses accusatrices. D’un côté, la solitude d’un individu qui se sent aliéné en pleine réception mondaine a aiguisé notre sens de l’observation jusqu’à l’extrême : bien que les participants imposent à leurs rencontres une profonde dimension spirituelle, ils se révèlent incapables d’en supporter le poids, handicapés par leur égocentrisme morbide et leur stérilité intellectuelle. D’un autre côté, fascinés par la découverte des modèles originels de tant de narrations bernhardiennes, nous avons tenté de travailler nos personnages en contradiction polémique avec celles-ci. Le spectacle devient ainsi une sorte de bagarre entre plusieurs narrations, plusieurs perspectives différentes…

Comment pourriez-vous caractériser l’exploration théâtrale que vous réalisez, de spectacle en spectacle, au sein de l’œuvre de Thomas Bernhard ?

K. L. : Voilà le hic ! De la dévotion inconditionnelle, j’évolue vers la contestation. Je ne veux pas dire par là que Bernhard a cessé de m’éblouir, je trouve cependant de plus en plus fascinant d’observer Bernhard lui-même au sein de ses œuvres. Ce modèle si moderne d’intransigeance artistique se dénature, inéluctablement, dans la réalité vampirique du monde actuel. Les relations entre cette réalité et l’individu qui la transforme peuvent devenir, après avoir effectué un tour complet, l’objet d’une nouvelle réflexion.

Finalement, quel lien intime vous relie à cette écriture ?

K. L. : Je crois qu’il se situe dans les régions du monologue intérieur découvertes par Bernhard. Lorsque je pénètre dans les galeries souterraines des monologues bernhardiens, j’ai l’impression puissante que les motifs connus et depuis longtemps explorés se font éblouissants. Mais on réalise aussi que cette connaissance acquise n’était qu’une illusion. La narration bernhardienne – intense, obsessionnelle – ne découvre aucune terre nouvelle. Elle permet seulement de redécouvrir des choses connues par un mécanisme de connaissance souterraine, ou inverse. Soudain, tout devient ainsi le contraire de ce que l’on croyait…

 

Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat

 

* La Terrasse n° 212 – septembre 2013.

A propos de l'événement

Des Arbres à abattre
du samedi 4 juillet 2015 au mercredi 8 juillet 2015
La Fabrica
55 Avenue Eisenhower, 84000 Avignon, France

A 15h. Festival d’Avignon.

Tél : 04 90 14 14 14.

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