La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2011 Entretien / Bernard Stiegler

Contribution contre consommation

Contribution contre consommation - Critique sortie Avignon / 2011
“Je me méfie de l’opposition entre la droite et la gauche quant à la culture.”

Publié le 10 juillet 2011

Directeur depuis 2006 de l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI), président d’Ars Industrialis, association fondée en 2005, le philosophe Bernard Stiegler analyse l’émergence de nouvelles pratiques culturelles appelées à lutter contre l’hégémonie consumériste des industries culturelles.

Citant Gramsci, vous dites que « la grande question, c’est l’hégémonie culturelle ».
Bernard Stiegler : Dans sa lutte de militant communiste contre le patronat, Gramsci se pose en rupture avec la doxa marxiste et affirme, dans les années 20, qu’un processus révolutionnaire ne peut se faire sans révolution culturelle, perturbant ainsi le rapport entre infrastructures et superstructures. La question de l’hégémonie culturelle est la question fondamentale, qu’on passe par Gramsci ou pas. Si on appelle culture ce qui constitue le partage de types de comportements, de modes et de façons de vivre, au sens de l’anthropologie, il faut la mettre en lien avec ce qu’on appelle la culture en un sens plus moderne et plus récent. Parmi les modes de vie partagés par tout le monde, se développent des façons de vivre exceptionnelles : celles des poètes, des clowns, des comédiens, des philosophes, des penseurs… Ce sont ces acteurs-là qui, en grande partie, forgent la culture. Ils produisent leur temps, leur époque. Ainsi Bach fait-il le XVIIIème siècle, et révolutionne la musique en tirant les conséquences d’un bouleversement instrumental qui fonde lui-même l’âge baroque. Quand on parle d’hégémonie culturelle, de culture, on parle donc sur plusieurs plans.
 
Sous quel mode hégémonique le XXème siècle a-t-il vécu ?
B. S. : A travers la radio et la télévision, aux Etats-Unis dès avant la Deuxième Guerre mondiale, en France à partir des années 70 et 80, le modèle industriel consumériste qui s’est emparé des industries culturelles a complètement reconfiguré les modes de vie à travers le marketing. Cela a produit une séparation de la société en deux catégories : le public des industries culturelles qu’on a progressivement appelé une audience (ce qu’on mesure – tandis qu’un public est ce que l’on forme), et le public dit « cultivé », censé l’être, qui fréquente les lieux culturels, mais qui consomme de plus en plus la culture, soumis qu’il est à la pression des dispositifs de captation de l’attention en quoi consistent les médias de masse.
 
Dans quelle mesure la situation est-elle en train de changer ?
B. S. : Les médias analogiques disséminent des produits faits pour être consommés et faire avaler de la publicité. Le fait que ces produits soient encapsulés dans des flux conçus par rapport à l’encart publicitaire a une influence sur les programmes eux-mêmes et le poids des annonceurs est considérable. Si cela a eu un effet énorme sur les publics qui ont désappris à regarder et à écouter, nous tous devenant en cela ce qu’Hannah Arendt appelait des « philistins cultivés », cette situation est en train de changer sous l’effet d’une transformation instrumentale qui fait entrer en crise les médias de masse eux-mêmes, tandis que frappe une immense crise économique. Aujourd’hui même, le journal Métro (un des plus mainstream), titre « sortir de la culture du gâchis » : on est passé depuis 2008 de la critique des spéculateurs, dont on découvrait la toxicité à travers Lehman Brothers, à la critique des façons de vivre basées sur le gâchis au bénéfice de ces mêmes spéculateurs. Tandis que cette culture basée sur l’obsolescence chronique provoquait de plus en plus le dégoût de la société, sont apparus de nouveaux comportements beaucoup plus actifs, rendus possibles par les médias numériques, et qui cherchent à reconquérir du savoir.
 
Quelle est la différence entre ces nouveaux comportements et ceux du consumérisme ?
B. S. : Un consommateur ne sait rien. Il consomme et jette. Les amateurs d’art ne sont pas dans la consommation. Pendant un siècle, le rapport aux œuvres a été détruit par le modèle consommatoire. Aujourd’hui, c’est en train de changer, notamment dans les jeunes générations et chez les seniors, qui consacrent du temps à faire ce qui leur plaît. On ne parle pas assez de la génération des retraités numériques. Ce ne sont pas des technophiles mais ils cherchent à recommencer à faire des choses par ces moyens qui sont des dispositifs d’accès, de production et de diffusion puissants avec lesquels eux et les jeunes générations reconstruisent de vraies pratiques culturelles. Ils produisent des choses, portent des jugements, écrivent. Ces attitudes nouvelles marquent la fin du consumérisme. Nous vivons aujourd’hui une mutation dont l’enjeu fondamental est la culture : tout cela constitue un changement culturel. L’apparition de l’instrumentarium et sa prolifération à une époque où seule la voix était l’instrument accepté par l’Eglise, a donné naissance à la musique baroque dont Bach est, après Monteverdi, le fleuron. Nous vivons une mutation de ce type-là, mais elle se fait du côté du public. Ce nouvel instrumentarium est également celui de nouveaux appareils critiques : un amateur ne pratique pas nécessairement un instrument physique, mais il a toujours des appareils de discernement, de partage et de confrontation des goûts qui s’y forment, et ceci se développe aussi dans l’instrumentarium contemporain – notamment à l’IRI.
 
La culture doit-elle être pour tous ou pour chacun ?
B. S. : Il ne faut pas fuir ce débat lancé par Frédéric Mitterrand, mais il ne faut pas non plus encourager un faux débat qui ne peut que servir à justifier au nom de chacun l’abandon de l’aide à tous et qui se nomme une politique publique, dotée de moyens appropriés. Je crois qu’une vraie culture pour tous est une culture pour chacun. Il faut se garder de justifier le passage de la démocratisation à la libéralisation culturelle, mais contre cette tentation, on doit comprendre – et je veux comprendre – que la culture pour chacun est la réalisation de la culture pour tous. La culture est un culte. Quand quelqu’un pratique ce culte (comme cette passion qui fait l’amateur), ses pratiques renvoient à ce que Michel Foucault appelait des techniques de soi. La culture est pour chacun si elle consiste à cultiver le soi, qui est tout autre chose que le moi parce que précisément il relie chacun à tous dans ce que Simondon appelait l’individuation psychique et collective. S’il n’y a pas de technique de soi, il n’y a pas de pratique culturelle. Aujourd’hui, en s’emparant des nouveaux médias, les gens luttent contre l’hégémonie culturelle des industries culturelles. Les artistes doivent s’emparer de ces possibilités formidables et au niveau politique, ce sont les collectivités territoriales qui sont les mieux à même de soutenir ces démarches et leurs opportunités, pour autant que l’Etat assume ses responsabilités.
 
Pensez-vous qu’il y ait une culture de droite et une culture de gauche ?
B. S. : Je me méfie de l’opposition entre la droite et la gauche quant à la culture. Même si je suis résolument de gauche et combats vivement les idées et les pratiques de droite, j’ai connu des politiques culturelles de droite tout à fait dignes, celle de Malraux par exemple. Je ne suis pas sûr que droite et gauche soient faciles à distinguer sur ce point, même si je crois que la gauche devrait faire la différence précisément sur ce point et par une politique absolument novatrice – qui ne se contente pas de rabâcher des discours épuisés. Une des grandes forces de la culture est qu’elle dépasse l’opposition entre ces deux pôles, même s’il doit y avoir une manière typiquement de gauche de penser et de vouloir ce dépassement, et en cela de faire maintenir cette différence qu’est la gauche en ce domaine, et qui est un atout. De plus, si on s’en tient à l’opposition entre capital et travail, il faut bien remarquer qu’il y a, du côté du capital, des amateurs d’art éclairés, et, du côté du monde du travail, des gens qui défendent le consumérisme. Or, l’enjeu est aujourd’hui de sortir du consumérisme. Dans tous les cas, ce qui fait que la culture est la culture, c’est ce qui fait qu’elle n’est ni de gauche ni de droite : les grands artistes révolutionnaires dominent dans les musées des temps réactionnaires, et c’est très beau. L’inverse est aussi vrai. Cela étant dit, il y a à développer une politique culturelle de gauche qui mette en œuvre, au sein de l’économie politique, de nouvelles pratiques. Le modèle de demain repose sur des pratiques de contribution et non de consommation.
 
Propos recueillis par Catherine Robert

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